Le professeur Dominique Belpomme est cancérologue, auteur de nombreux ouvrages, comme “Ces maladies créées par l’homme”, “Guérir du cancer ou s’en protéger”, “Avant qu’il ne soit trop tard”. Membre du corps médical, qui établit à la demande du ministre Jean-Louis Borloo le Grenelle Environnement, il s’intéresse au rapport très clair entre maladies et environnement.
Parlez-nous du rapport entre environnement et santé.
Toute la faune et la flore de notre planète sont des écosystèmes qui sont interrégulés les uns par rapport aux autres. Ce n’est pas linéaire. Si vous créez une anomalie dans un écosystème, cela retentit sur tous les écosystèmes et, aujourd’hui, c’est le grand écosystème qui est en danger. Le point le plus important à considérer est que ces écosystèmes ont une certaine résilience, c’est-à-dire qu’on peut les perturber jusqu’à un certain point, mais qu’au-delà de ce point il y a une rupture, et l’écosystème disparaît. Si un seul élément de l’écosystème disparaît (un insecte, un mulot…), c’est tout l’écosystème qui peut disparaître. L’homme est en bout de chaîne environnementale et évolutive. C’est donc finalement la santé humaine qui est concernée, d’abord au niveau des maladies et puis enfin la vie même, la survie de l’homme.
Qu’entendez-vous par écologie sanitaire et santé environnementale ?
On part d’un état des lieux environnemental pour voir dans quelles mesures il peut être créateur de maladies. Il est clair qu’aujourd’hui, lorsqu’on analyse l’environnement, on s’aperçoit de deux choses : que l’air, l’eau, les sols, sont pollués de façon considérable par des dizaines de milliers de substances chimiques mises sur le marché depuis la dernière guerre, et que cela a un retentissement dramatique sur la flore et la faune puisque 30 000 espèces disparaissent chaque année selon les estimations des zoologistes américains. Les gens vous diront que Darwin prévoyait que les espèces s’éteignaient spontanément, mais l’extinction spontanée des espèces est de 0,1% par an et encore… En ce moment, c’est majeur !
Il est évident que, en remontant, les polluants contaminent toute la chaîne évolutive, les plantes, les animaux et finalement l’homme. A la fois par une pollution de l’air que nous respirons, de l’eau que nous buvons et également une pollution de toute la chaîne alimentaire, tout ce que nous mangeons est pollué.
Le meilleur exemple est ce qui se passe aux Antilles. La situation y est extrêmement grave ! Tout est pollué par des dizaines de pesticides, dont deux majeurs qui sont le chlordécone et le paraquat. L’empoisonnement est tant au niveau des sols que de l’eau. Toute la chaîne alimentaire est touchée, mais aussi la santé de l’homme ! Près d’un homme sur deux est atteint d’un cancer de la prostate. Un chiffre qui place ce territoire au deuxième rang mondial après les Etats-Unis pour l’incidence du cancer de la prostate.
Le combat que je mène prioritairement est de dire qu’il y a énormément de maladies nouvelles qui apparaissent du fait de la propagation de substances CMR (cancérigènes, mutagènes, et/ou reprotoxiques), et je maintiens qu’aujourd’hui deux tiers des cancers sont liés à des facteurs environnementaux, que ce soit des virus, des rayonnements, des produits chimiques, etc. Et puis un tas d’autres maladies, comme les malformations congénitales, les problèmes de retard pubertaire, de baisse de fécondité voire de stérilité, ainsi que les allergies, sont liées elles aussi à l’environnement. C’est l’environnement physicochimique qui crée les maladies aujourd’hui.
Infertilité des sols, stérilités masculine et féminine, ça fait beaucoup…
Comme disait clairement Hypocrate : pas de bonne santé sans une alimentation saine et donc pas d’alimentation saine sans un sol sain et un environnement sain. Il faut créer une discipline de recherche qui s’appellerait l’écologie sanitaire, de façon à faire le pont avec la santé environnementale. Le combat contre la pollution est excessivement difficile aujourd’hui. Le phénomène est extrêmement plus complexe qu’il n’y paraît, il y a des dizaines de milliers de molécules chimiques diffuses dans l’environnement, sans parler des rayonnements… Nous sommes en face d’une pollution physicochimique multiple et diffuse. Et nous n’avons pas de critères faciles d’individualisation pour tout prouver scientifiquement, donc des difficultés pour faire toutes les recherches. Aujourd’hui, c’est l’environnement artificiel, les activités humaines qui sont mises en cause, et de médical, le problème devient sociétal et donc politique. Les méthodes pour prouver ce qui se passe sont très difficiles à mettre au point, les preuves très difficiles à établir. Nous avons les moyens de le faire, nous allons réussir à démontrer les choses, mais cela va prendre du temps, je pense qu’il y en a au moins encore pour cinq ans. Dans le domaine politique, cela sera plus long…
Nous devons réussir à être accepté au niveau international et politique, car il y a urgence à prendre des mesures au nom du principe de précaution qui est tout simplement de dire : “Halte ! Halte aux pesticides ! Halte à toute forme de pollution !” Or ce genre de discours tombe tout de suite sous la rubrique de l’alarmisme.
Quelles sont pour vous les activités humaines les plus polluantes ?
L’incinération, les pesticides et, sûrement, mais il reste un doute, les additifs alimentaires et cosmétiques. On retrouve des additifs alimentaires dans presque tous les aliments, dans les cosmétiques, on retrouve des excipients CMR. Tout cela est scientifiquement établi d’un point de vue toxicologique, mais aucune étude épidémiologique ne montre clairement leur effet cancérigène.
Y a-t-il une réelle évolution des cancers, des allergies, de toutes ces maladies depuis une cinquantaine d’années ?
Les cancers ont augmenté de 30% depuis ces vingt-cinq dernières années, on peut dire que cette augmentation gomme l’effet de la démographie et touche toutes les classes d’âge. C’est la même chose pour les autres maladies comme Parkinson, Alzheimer, les allergies, par exemple, qui touchent aujourd’hui 20% de la population. Il y a eu un doublement des allergies depuis ces vingt dernières années, un doublement en nombre absolu. La destruction des écosystèmes change les chaînes alimentaires et favorise l’émergence des maladies infectieuses, en effet la destruction de la biodiversité fait qu’il y a moins de barrages naturels pour les microbes, les virus, les parasites, qui alors pullulent. Et l’arrivée de certaines maladies émergentes qui sont la conséquence des activités humaines, comme le virus de la grippe aviaire H5N1 qui provient des élevages intensifs en Chine du fait d’un déficit immunitaire des animaux, et de leur concentration, qui a favorisé la mutation d’un virus. Cette mutation est irréversible, le virus existera toujours dans la nature car la nature garde en mémoire de façon indélébile toutes les pollutions et événements induits par les activités humaines. Quand on viole la nature, elle en garde la mémoire, c’est irréversible.
A votre avis, quel est le sens psychologique de nos actes de pollution ? Comment peut-on interpréter le fait de polluer, de détruire notre écosystème, la Terre ?
Nous avons perdu, au long de l’évolution humaine, la capacité de percevoir ce qui se passe dans notre environnement. La perception, c’est la sensation d’abord, qui fait appel aux sens, mais ce n’est pas suffisant. Il faut que ce soit transformé par l’entendement, faculté de transformer une sensation en “percept”. Or nous avons évolué, et évoluons de plus en plus, dans le royaume des idées et non plus des sensations. La société est psychotique, elle est construite avec l’idée que l’environnement est secondaire. A tel point que la rareté des ressources n’est même pas prise en compte dans la fixation des prix. Nous sommes les seuls animaux comme cela, car tous les animaux, y compris les primates, vivent en société, mais restent intégrés à la nature. Ils la respectent. La perte de l’humanité est notre pouvoir incommensurable de destruction. C’est notre pouvoir par rapport aux animaux. Aujourd’hui, nous acceptons notre autodestruction, malgré les alarmes données par les scientifiques. Il y a un déni sociétal et politique, nous ne voulons pas reconnaître ce que l’on perçoit. On voit les glaces du Groenland fondre, on se dit tant pis.
Restez-vous optimiste ?
Je fais partie des gens qui croient encore qu’on peut sauver l’humanité. Les hommes sont incapables de la sauver eux-mêmes. C’est la nature, en reprenant ses droits, qui se sauvera elle-même, ainsi que l’homme par la même occasion. Je pense que le pic de production de pétrole nous conduira à une telle situation que nous devrons notamment revenir à des modes de transports réduits. La nature nous obligera à rester en adéquation avec elle. Pour nous sortir de cette impasse, il est important de noter que les mesures à prendre ne coûtent pas plus d’argent, sont créatrices d’emplois, et ne remettent pas en cause l’économie. Ce sont tout simplement des décisions politiques, des mesures de précaution…
“Ces maladies créées par l’homme”, Albin Michel
“Guérir du cancer ou s’en protéger”, Fayard
“Avant qu’il ne soit trop tard”, Fayard
Interview : Bernadette Combette et Alexandre Séné
Illustration : Bikini
Published : Automne 2007 – DEDICATE 14