Sensuelle, fine, prémonitoire, l’architecture d’Oscar Niemeyer, 97 ans, raconte sa passion du Brésil, son sens de la beauté, sa croyance en l’humain. Rencontre.
Pour justifier les ruptures provoquées dans l’aspect des vieilles villes européennes, les bâtisseurs évoquent les thèmes : “On n’avait pas le choix” (hiver 1954) ; “C’est un autre monde qui commence” (1968) ; “L’acier et le verre c’est la mode et le rapport à la rue a peu d’importance, tout le monde sera en voiture” ; “La charte d’Athènes (Le Corbusier)”, etc. Parmi toutes ces ruptures dans les tissus urbains plus anciens, a priori plus cohérents pour le regard, comment interprétez-vous aujourd’hui vos propres interventions ?
L’environnement, l’espace urbain qui entoure mon travail, font partie de l’architecture. Quand j’ai réalisé le projet du Musée d’art contemporain de Niterói, j’ai aussitôt vu cet espace si beau, la mer, les montagnes de Rio devant moi. J’ai eu le sentiment que tout cela devait être préservé. J’ai alors suspendu le musée, il est libre sur le paysage. Quand j’ai vu le terrain destiné à la place du Havre, j’ai tout de suite senti que je devrais la protéger du vent et du froid venant de la mer. J’ai alors demandé de la rabaisser de quatre mètres. Tout le monde s’est étonné. Ce fut la première place rabaissée et protégée au monde.
Dans ma dernière interview je vous ai demandé : “Comment faire pour que la société brésilienne redonne à la profession d’architecte la place d’importance et de respect qu’elle a déjà occupée et méritée ?” Votre réponse : “Je ne suis pas d’accord. Le travail des architectes et l’architecture moderne sont beaucoup mieux compris et reçus de nos jours que dans le passé.” Quelles seraient donc les raisons de cette attitude positive?
Le béton armé nous offre toutes les possibilités. C’est un monde de formes nouvelles qui a surgi pour les architectes. Et l’architecture devient donc plus variée, plus libre et surprenante, attirant la curiosité de ceux qui s’y interesse pour l’apprécier, cherchant souvent à la déchiffrer, tant est grande la surprise qu’elle provoque. Cela n’arrivait pas autrefois, quand elle se répétait partout, monotone.
Vous avez créé une ville pour le Brésil. Qu’auriez-vous proposé pour les papes, les rois de la Renaissance, Napoléon ?
Je me rappelle une petite ville que j’ai planifiée pour Néguev (région désertique d’Israël). Une ville si petite que ses habitants pourraient la parcourir à pied : c’était l’homme qui la dominait au lieu des voitures, qui circulaient autour, avec les parkings indispensables. La ville aurait une densité démographique limitée et se développerait entre de grands espaces verts, si nécessaire. Par rapport à un retour au passé, ma position est claire : je préférerais travailler dans des temps plus heureux, avec une vie plus juste, sans les zones de richesse et de misère que présentent les villes modernes.
Que pensez-vous de l’utilisation de la technologie numérique en architecture ?
C’est le progrès technique qui s’affirme et qui rend les choses plus faciles. Mais l’architecture continuera à être élaborée par l’esprit, ayant la main comme simple vecteur. J’ai toujours profité de tout le progrès technique, en étant conscient que l’architecture ne change pas la vie – c’est la vie qui change l’architecture.
Dans l’actuel contexte du monde, où les villes sont devenues des centres agressifs, comment voyez-vous la métropole du XXIe siècle ? Comment est le rapport de l’espace intérieur avec l’extérieur dans cette configuration de chaos social ?
L’objectif des villes est d’assurer à l’homme des conditions dignes pour vivre et travailler. Vous me posez une question à laquelle il est impossible de répondre… Comment peut-on imaginer ce qui va se passer si l’empire Bush continue de répandre du sang et de la misère partout ? Dans les villes anciennes, il y avait un meilleur rapport entre les volumes et les espaces libres. Aujourd’hui tout a changé. Les hommes sont obligés de circuler entre de hauts immeubles où même la lumière du soleil a du mal à pénétrer. La solution urbaniste surgira simple et vraie : démolir quelques pâtés de maison et créer de nouveaux jardins.
Sommes-nous plus proches de la justice et de la liberté pour tous ?
Nous vivons l’un des moments les plus dramatiques de l’histoire de l’humanité. Cependant il y a des indices qui nous redonnent un peu d’espoir, avec les peuples du monde entier qui se lèvent contre l’empire de Bush. Les forces du mal sont assiégées de tous les côtés, ce qui montre que tout a sa fin. C’est la nuit qui annonce le jour. Et à propos de l’architecture contemporaine, vit-on à présent une renaissance ? Non. Mais en fait l’architecture commence à surprendre tout le monde. C’est la technique et l’imagination utilisées dans toute leur plénitude.
Avez-vous un projet en France en ce moment ?
Oui, un immeuble commercial en construction, que je réalise avec mon ami Émile Choukroune.
Quel est votre projet le plus récent ?
Un ensemble architectural qui sera construit à Itaipu (Foz de Igaçu, à la frontière entre le Brésil et le Paraguay). Ce projet a tellement plu que le gouvernement du Paraguay nous a demandé le même de l’autre côté du fleuve.
Quelle est la différence entre l’artiste et l’architecte ?
Il n’y a pas de différence. Ils sont tous les deux à la recherche de la beauté. Vous êtes architecte, mais vous faites aussi de la sculpture, des illustrations. Vous écrivez de manière simple et cultivée, et même des poèmes. Vous dessinez des meubles, des décors. Vous avez édité “ Módulo”, la revue d’architecture, et vous avez planifié la ville la plus futuriste au monde. Quel regard portez-vous sur ce passé avec tant d’idées et d’idéaux réalisés ? C’est une petite histoire de vie comme une autre, quelconque, qui passe et disparaît comme tout le reste.
Dans votre livre “As Curvas do Tempos” (Les Courbes du temps), vous décrivez une œuvre qui n’a pas été acceptée et vous le regrettez. Plus loin, vous citez Baudelaire : “L’inattendu, l’irrégularité, la surprise et l’étonnement sont une partie essentielle et une caractéristique de la beauté.” Quels seraient les conseils que vous donneriez aux plus jeunes qui luttent pour de nouveaux idéaux et pour des idées novatrices ?
Il ne leur suffit pas de finir l’école en devenant un excellent professionnel. C’est important qu’ils lisent, qu’ils sentent les misères de ce monde dans lequel ils vont devoir évoluer.
Comment voyez-vous le Brésil et le monde dans vingt ans ?
Je vois le Brésil et le monde avec l’espoir de ceux qui luttent pour une vie plus juste et solidaire.
Propos recueillis par Cynthia Garcia Traduction : Luciano Loprete
EXTRAIT DEDICATE 05 – Printemps 2005