Le cinéma est une histoire de réflexion. Se voir et penser, voir et se penser, dans ce miroir aux alouettes, ou de vérité qu’est l’écran à travers lequel se reflètent les passions humaines. Il n’y a pas lieu de s’étonner donc que le miroir se soit imposé comme un élément clé du décor, de la technique cinématographique.
Si certains en usent et abusent, parfois, quelques cinéastes surent extraire, de ce froid objet de verre étamé, l’essence symbolique, l’obscure lumière. Onirisme poétique ou minimalisme psychanalytique, questionnement identitaire, ou incarnation du désir, la puissance évocatrice du miroir renvoie des images fortes.
“De l’autre coté du miroir”
Depuis Le sang du poète, au Testament d’Orphée, Jean Cocteau n’aura cessé d’interroger les possibilités du cinéma en tant que médium allégorique. Il y développa certains de ses thèmes les plus chers : surréalisme, onirisme, esthétique et pouvoir des mots. Ses obsessions, aussi. La relation du poète à la mort surtout. De là est né son personnage d’Orphée, le poète maudit, qui pour l’amour d’Eurydice défia Hadès en son antre. Une descente aux enfers matérialisée par l’usage du miroir en tant que métaphore du Styx, zone intermédiaire, fleuve de transit. “Les miroirs sont les portes par lesquelles la mort vient et va” dira Heurtebise, l’ange double à Orphée, qui pénétrera par ce biais les arcanes de l’au-delà. De cette manière, Jean Cocteau introduit dans la pratique cinématographique le miroir comme emblème du passage interdimensionnel, procédé largement récupéré depuis par la science-fiction. Ainsi du techno-thriller des frères Washowsky, Matrix. Cette fable anticipatrice révèle des similitudes frappantes avec Orphée: outre l’étonnante paronymie onomastique entre Morpheus (Morphée en français) et Orphée, c’est via un miroir liquide que le personnage de Neo intègre la matrice virtuelle, cet avatar futuriste des Enfers mythologiques.
« Anamorphose, le masque du monstre »
Miroir métaphysique donc, mais reflet torturé aussi: celui de La Bête de Cocteau confinée dans son château, loin du jugement meurtrier des hommes : “Votre regard brûle, je ne peux supporter votre regard”. Le regard de l’autre, l’enfer existentialiste. S’observer dans le miroir c’est réfléchir, se penser par autrui, par la société aussi. L’usage du miroir dans Elephant Man, la bête de foire de Lynch, incite à une méditation sur la question de la marginalité, du stigmatisé. Le freak, le paria taré cherche dans le miroir à déceler l’homme tapi derrière le masque monstrueux. Cette idée est par ailleurs suggérée dans Les yeux sans visage de Georges Franju. Christiane, accidentée de la route, découvrant sa défiguration suite à une opération esthétique ratée, s’inquiète : “Ma tête me fait peur, mon masque ne me fait plus peur”. Inquiétante étrangeté, étrange familiarité face à ce reflet déformé de l’être, cette anamorphose. Oscar Wilde a écrit : “Il ne faut regarder ni les choses, ni les personnes. Il ne faut regarder que dans les miroirs, car les miroirs ne nous montrent que des masques”. L’auteur du Portrait de Dorian Gray concevait le miroir comme une image de la mascarade humaine, mais également comme un succédané de l’être, une expression de la dualité présente en chacun. Le reflet spéculaire ne révèle-t-il donc pas, dans une certaine mesure, la dualité, la part sombre de l’homme; sa schizophrénie?
“Je est une autre”
Chez David Lynch certainement, en tout cas. Véritable leitmotiv de son œuvre, le thème du dédoublement, de la schizophrénie trouve son incarnation allégorique dans l’usage du miroir, ce reflet à la fois fidèle et inversé de l’être. Car lorsqu’il sort des chemins balisés de la coquetterie, cet objet domestique accède souvent à une dimension duale, sauvage voire. Dans Twin peaks Fire Walk with Me, le gentil papa de Laura Palmer apparaîtra dans un miroir, avant de se transformer en Bob, le violeur incestueux. De même dans Lost Highway. Chaque scène de crime y est précédée d’une séquence où l’assassin rencontre son image. De Dr Jekyll à Mr Hyde, le miroir s’avère un outil idéal pour les cinéastes intégrant à leur travail la thématique du double ; du “Je est un autre”, selon la formule consacrée par Rimbaud. C’est le cas de Persona d’Ingmar Bergman: histoire d’une passion tortueuse et psychanalytique entre Alma, infirmière tourmentée et sa patiente, Elisabeth Vogler, une comédienne à succès atteinte de troubles. Ce film en miroir, où les rôles s’inversent, interroge la dualité de l’âme humaine: la patiente se fait psychiatre, l’infirmière patiente. Et c’est justement au reflet que fait appel Bergman pour insinuer ce passage de la raison à la schizophrénie d’Alma. Celle-ci s’observe en effet dans une flaque d’eau trouble, trouble comme son âme (alma en latin), mise à mal par le silence lacanien d’Elisabeth. Aussi, le sentiment de vertige affolant que procure le cinéma bergmanien ou lynchéen procède en partie de l’utilisation du reflet comme un obscur objet de folie, mais de désir également.
Fenêtre sur corps
En cela, la scène d’entrée du Mépris de Jean Luc Godard illustre parfaitement les liens intimes qu’entretiennent le miroir et le désir. Camille (Brigitte Bardot) demande à Paul (Michel Piccoli) : “Tu vois mon derrière dans la glace ?”. Elle est nue, sur son lit, il est à ses cotés, mais elle fait appel à cet écho visuel pour éveiller le désir au sein d’un couple qui se questionne. Le miroir envisagé comme un speculum, un objet de perversité enzyme du désir. Celui des pandémoniums, du voyeur, incrusté au plafond des alcôves de bordels, ou des cabines de sex-shop. Voir sans être vu, dans un jeu de reflets pervers et oppressant, tel est l’enjeu du miroir sans tain dans Exotica, d’Atom Egoyan. Dans Bad Guy, du cinéaste sud-coréen Kim Ki-Duk, ce procédé est repris, amplifié, ajoutant au voyeurisme une dimension sado-masochiste. Un proxénète déjanté tombe amoureux d’une femme qu’il force à se prostituer. Il épiera ses ébats derrière une glace sans tain installée dans la chambre de la femme. La mécanique de la convoitise atteint ainsi son paroxysme, éveillant chez le spectateur les pulsions érotiques secrètes et enfouies.
Le miroir, finalement, par la multitude de ses représentations symboliques, sonde l’essence kaléidoscopique de l’être, interroge son rapport à lui-même et au monde. Ses multiples facettes renvoient le spectateur à sa fragilité d’homme : pulsions de vie, de mort, angoisses et espoirs, propensions esthétiques ou iconoclastes, se faire une toile, c’est souvent se peindre, voir un film c’est se regarder un peu.
Texte : Karim Zehouane
Published : Hiver 2008 – DEDICATE 15