La question sentimentale est au cœur des œuvres de Jesper Just. Dès premières vidéos performatives de l’artiste – né à Copenhague, domicilié à New York – à son installation de la Biennale de Venise, se répand cette rumeur amoureuse, à la nature ambigüe, au futur absent. What a feeling.
À la veille de l’ouverture de son exposition Servitudes, au Palais de Tokyo, quelques réflexions autour de ses traits singuliers, avant que cet insaisissable artiste ne file vers d’autres cours d’eau douce, d’eau trouble.
THIS LOVE IS SILENT
“- You shouldn’t be here.
– I’m leaving anyway.”, (The sweetest Embrace of All, 2004)
Il peut être singulier d’aborder le travail de Jesper Just au travers de ce rare dialogue: les histoires d’amour y sont d’une aridité de paroles que détourne la propension des personnages à se donner en spectacle. Ils chantent, dansent pour d’autres, seuls, à deux, mus par la circularité mécanique des boîtes à musique, par une transe qui tient autant de l’épilepsie que de l’orgasme.
Et après ? Les baisers précèdent les départs, les étreintes donnent la mort, et la lassitude déverse ses silences à l’étrangeté d’éclipses. La chanson Crying, de Roy Orbison, entonnée par un jeune homme en pleurs, reprise par un chœur d’hommes, puis par un homme plus âgé, est un exemple de communication déplacée où une musique intradiégétique fait office de dialogue (No Man is an Island II,2004). Comme si la musique, “ autorisant” un déversement outré de passions, était la seule parole non déguisée entre hommes. “La musique, évidemment”, dit Jesper Just , “aide l’œuvre à contourner le cerveau”.
Ailleurs, une jeune femme performe une danse-transe jusque sur la carrosserie de la voiture où quatre autres femmes l’observent (Sirens of Chrome, 2010). Dernier stade d’un discursif sans paroles, le dispositif de la Biennale de Venise réduisait l’émission sonore à une seule vidéo parmi un ensemble d’écrans dispersés dans le pavillon, dont l’un figurait un personnage collant son oreille à une cloison (Intercourses, 2013). Ce son: le vent passant dans une bouteille vide. De quels “rapports” Jesper Just parle-t-il donc ? Si les bouteilles et les murs parlent – la ville est un corps bavard -, les couples se manquent.
A VOYAGE IN DWELLING
C’est que Jesper Just nous convie sans cesse à des voyages-dérive: déplacements réels ou intimes au cœur des relations entre hommes, entre femmes, entre hommes et femmes. Les espaces disposent de leur propre capacité de travestissement, de passage d’un genre à l’autre. La maison devient bateau, métaphore du désir féminin (A voyage in Dwelling, 2008) ; la benne de camion se transforme en théâtre, où se joue une spectaculaire anti-représentation de la parade amoureuse (Bliss and Heaven, 2004). Ses clubs de strip-tease sont presque toujours vides de strip-teaseuses : les dévoilements, comme les mouvements, sont ceux de l’âme plus que du corps, mises à nu plus complexes, à l’issue incertaine (The Sweetest Embrace of All ; No Man is an Island II, 2004).
Ce repositionnement d’une entité mise en scène, passe par une iconographie récurrente : celle du corps allongé. Les personnages à terre, sortes d’instances glissantes, se livrent par la chute ou le spectacle à cette posture d’amour et de mort. Les gros plans – bouches hurlantes, yeux exorbités, jambe coupée -, font alors de ces membres les fétiches d’histoires sans histoire.
Le rapport à l’autre inclut le visiteur lui- même, entraîné dans des dispositifs spatiaux où l’aléatoire joue à son tour le rôle de la fragmentation: immergé dans un tunnel entre deux écrans, le spectateur de The Nameless Spectacle (2011) manque au moins la moitié de cette œuvre.
IT WILL ALL END IN TEARS
Rater la moitié du “spectacle”, trouer le dispositif, évoque ces choix aux dommages collatéraux des vidéos de Jesper Just : l’omniscience n’existe pas. Il n’y a pas d’histoires. Toute fin n’est qu’un arrêt arbitraire sur une image, oubliée au profit de l’impression persistance d’un bloc sans passé ni futur. C’est que les questions les plus crues du cinéma – que regarder, que va-t-il se passer? – sont aussi des questions sentimentales.
L’ouvrage sans cesse retravaillé par l’artiste, est le statut de l’image elle-même, dont il démantèle toute prévisibilité. Tout pourrait arriver, même – surtout – lorsque rien ne se passe. C’est l’ambiguité de ce quasi cinéma, où l’attention méticuleuse portée à la photographie, intègre l’aléatoire d’une performance en train de se faire, puis d’une monstration qui morcèlera à son tour cet édifice changeant.
Ce dialogue d’une extrême maîtrise et d’un impossible déterminisme, dissout les genres, statuts, définitions psychologiques des personnages – le roman photo hollywoodien, le couple au destin gravé dans un marbre rose. Alors que l’attention perfectionniste de l’image laissait imaginer un artiste démiurge, les relations ambigües des personnages, les basculements de pouvoir, d’attraction, la nature irrésolue de leur lien, les libère d’une posture de héros tragique. Tout est encore à inventer, une simple Invitation to Love.
Tout est bien qui ne finit pas.
L’exposition du Palais de Tokyo, Servitudes, présentera une installation audiovisuelle, au sein d’un espace complètement réaménagé. L’architecture et le son comme médiateurs, les relations entre personnages aux apparences contrastées, nourriront à nouveau le travail de l’artiste, autour de la présence de membres fantômes du World Trade Center, figures d’absence et de résilience.
All Images: Jesper JUST, installation audiovisuelle pour l’exposition Servitudes, Palais de Tokyo, 2015. Courtesy Galerie Perrotin
Christophe Ménager. Carte blanche à Audrey Teichmann, curatrice et critique d’art.
Archives DEDICATE 33 – P/E 2015