Cinq bonnes minutes qu’elle me montre qu’elle croit savoir à qui elle a affaire. Et le fait que je ne dissipe même pas d’un geste la méprise me fait penser qu’elle n’a pas forcément tort. Je dis ça parce que j’essaie d’avoir de l’humour en toutes circonstances.
Malheureusement, le niveau global de mes récentes blagues en dit probablement plus que je ne pourrais le faire sur l’état général dans lequel je me trouve en ce moment. Je sais. Je m’en rends bien compte parce que je suis beaucoup plus drôle, normalement. Si ! si !
Le problème, c’est que je ne suis même pas déprimée. Si seulement. Ça m’arrangerait. Au moins, je verrais le monde escorté d’une certaine tristesse et ça disparaîtrait avec une ou deux petites pilules ou une excellente nouvelle. Mais même pas. Pour donner un ordre d’idée à ceux qui s’y connaissent en la matière, je dirais que ça va bien au-delà du pot de Nutella. Pour les autres, je dirais que la résignation est pire que le fait de ne plus croire que la vie est belle. Ça dissout et dépasse toute idée de foi quelle qu’elle soit. Parce qu’il n’y a plus rien en quoi croire, il n’y a plus rien à faire non plus. Michael Douglas dans “Chute libre”, en gros. Voilà mon état d’esprit. Un peu moins énervé, mais quand même. C’est limite.
J’en suis venue à cette sympathique conclusion au cours des cent quarante dernières heures pendant lesquelles j’ai extrêmement peu dormi, donc je pense qu’on ne peut pas dire que je dis ça sans y avoir longuement réfléchi.
Tout est parti d’un mensonge anodin et parfaitement ridicule. Justement, les pires. Un mensonge élaboré peut valoir une vérité, s’il est bien fait. On a pris la peine de me mentir avec une histoire bien pensée et mon raisonnement peut trouver un tant soit peu de réalisme sans se retrouver à un moment donné en butée. Il y a mine de rien une certaine forme de respect et peut-être même l’idée qu’on ne veuille pas me perdre et ça, ça se comprend. Mais dès que ça rase les pâquerettes, mon système de pensées se met à bidibuler. Je cligne des yeux version victime d’un syndrome locked-in qui tenterait désespérément de communiquer avec quelqu’un qui s’acharnerait à vouloir lui enlever une poussière dans l’œil. Je me demande toujours si on me dit ça parce qu’on me prend vraiment pour une débile – mais une vraie, hein – ou si on se fout ouvertement de ma gueule avec une ironie indécelable donc d’autant plus cruelle. Dans les deux cas, c’est horrible.
Il y a une semaine donc, j’ai entendu la connerie de trop, celle qui fait qu’on ne cherche même plus à savoir ce qui s’est réellement passé. Je suis rentrée chez moi, les dernières vapeurs d’alcool soufflant en bouffées de tristesse la soirée qui s’annonçait pourtant colorée. J’ai tout de suite mis la télé à peine arrivée parce que tout le monde sait que, même si ça ne divertit pas, ça empêche de trop penser et c’est même la raison pour laquelle des millions de gens allument leur télé chaque soir. Parfois, on peut décider de ne pas faire face à la réalité et là encore, ça se comprend. Et c’est d’ailleurs ce que j’ai choisi de faire. Je suis donc devenue incollable sur tout un tas de trucs totalement inutiles comme les outils de jardinage du téléachat, l’enfance de Miss France 98 à Monte-Carlo ou la fabrication de la cire rouge pour entourer le Babybel. Je peux aussi dire que je commence à m’y connaître en pêche à la mouche, mais aussi en enquêtes policières, meurtres en série, sectes, viols, incestes, conflits politiques, dérèglements climatiques, essais nucléaires… bref, l’être humain à 360 degrés. Le truc marrant, c’est que j’avais allumé la télé pour éviter de sombrer. Depuis, je n’ose même plus l’éteindre, parce que j’ai encore plus de motifs d’angoisser. Cela dit, à force de m’empêcher de penser, j’en suis arrivée à certaines conclusions. Et pas des moindres…
Par exemple, à force de voir tous ces drames humains à la télé, je sais exactement pourquoi le monde court à sa perte. Rien que ça. J’ai réussi à remonter à la genèse du truc. Carrément, ouais. Et évidemment, on en revient toujours au même problème. Le mensonge, le mensonge, le mensonge. On pourrait croire que je circonscris les problèmes du monde à celui qui m’anime justement en ce moment uniquement parce que je suis autocentrée, alors que pas du tout. Parce que, si l’on considère que la plupart des problèmes sus-évoqués touchent tous à des degrés divers à la notion de liberté d’autrui abusée et bafouée, on est en plein dedans. Le mensonge. Ce truc ignoble qui vous prive d’une liberté totale de décision – et par conséquent d’action – en tout état de cause. Le libre arbitre, ça s’appelle. Le mensonge et la dissimulation sont les formes de pollution ultimes et les plus
efficientes qui soient parce que ces formes de pollution mentales précèdent toutes les actions les moins justes et les plus inhumaines. Alors qu’il s’agisse de soi ou de collectivité, c’est la même chose : agir délibérément dans un but inavouable en privant de la liberté de choix pour conserver le plein pouvoir.
Elles sont le miel de toutes les sectes et dictatures, écosystèmes foireux et autres affaires de sang contaminé.
Le mensonge, c’est l’action honteuse par excellence, celle qu’on n’est capable de légitimer qu’à soi-même, c’est dire si elle est illégitime. Parce qu’il y a toujours une bonne raison de mentir et elle est le plus souvent égoïste. Le mensonge pieux soi-disant pour éviter de blesser est le premier que l’on se fait à soi-même. On ne ment pas pour ne pas perdre quelqu’un, on ment parce qu’on n’a pas fait notre choix et qu’on ne veut pas laisser l’autre décider avant. Et c’est pareil tout le temps, à plus ou moins grande échelle. Après, on peut toujours me dire que le fait de mentir sur une nuit adultère n’a ni la même importance ni la même incidence que des troupes américaines envoyées en Irak par exemple, mais, là encore, ça n’est pas sûr. Il n’y a pas plus de légitimité d’un point de vue que de l’autre, encore que l’intérêt collectif pourrait même être plus facilement invocable. D’un point de vue moral, les deux sont hautement condamnables : c’est une action au détriment d’un individu ou de plusieurs. Et d’un point de vue de liberté fondamentale, s’autoriser, c’est autoriser autrui. Mentir, c’est donc légitimer n’importe quoi également rien que par le fait de mentir parce qu’en le faisant, on accepte ipso facto que d’autres le fassent. Alors, voilà : si le monde va mal, c’est parce que le monde ment. Tout le monde. Tout le monde se pollue d’informations tronquées, biaisées, bien ou mal argumentées dans des buts inavoués et inavouables. Voilà le problème. C’est comme de balancer ses papiers de bonbons par la fenêtre. Dès que quelqu’un ment, il décide de continuer à pourrir le monde en cachette.
Maintenant, il est 4 heures de l’après-midi et un bref coup de fil au miroir confirme la thèse de la mouche : j’ai l’air d’une mouette dégazée. Si l’autre ne m’appelle pas très vite pour me dire toute la vérité sur ce qu’il foutait samedi dernier à 2h30 du matin et ne s’excuse pas d’avoir agi comme un connard, il dégage. Et je mens pas. Paf, la mouche.
Texte : Lysa Aëngel
Illustration : Lea Rowena
Extrait DEDICATE 14 – Automne 2007