En suivant une fille des yeux, son regard capte un visage dans la glace. Le sien, marqué. Le port est encore droit, les épaules et les joues tombent plus qu’il ne le voudrait. Une chevelure encore abondante qu’il lui faut discipliner chaque matin. Lisser ses mèches blanches d’un geste précis et se rendre au Kronenhalle Bar dans l’après-midi comptent parmi ses petites satisfactions quotidiennes.
Il a sa table ou presque, d’où il peut admirer un Klee pré-Bauhaus. A une certaine heure, le garçon est assez aimable de dissuader les touristes qui s’aventureraient dans cet angle sombre, près du bar. Il salue quelques habitués d’un mouvement discret de la tête. On ne vient pas ici comme à un club, et aucun ne veut savoir quelle solitude, quel chagrin son semblable vient camoufler dans son col droit et sa chemise au pli parfait. Il a pris l’habitude de les surnommer du nom du tableau sous lequel ils s’assoient. Miró aime le Daïquiri, Tinguely un Manhattan et curieusement Picasso boit toujours un Bellini. Les boissons aussi trahissent les modes passées et les souvenirs fastes de fêtes oubliées.
Le barman est le seul à Zürich à connaître toutes les vieilles recettes. Il porte la charge d’une longue lignée d’hommes entre deux âges, à la discrétion exemplaire, au sourire détaché, spectateur et acteur muet de la vie des autres. Deux businessmen viennent de rentrer, l’un est étranger, allemand certainement. L’autre est plus tendu, sourire haut et figé, il ne retire pas ses lunettes noires. Ils continuent leur conversation sans s’occuper des regards. Le plus jeune ne reste pas en place et s’absente. L’allemand commande seul deux whisky.
La silhouette vient de glisser au bar. Son parfum est fleuri et poivré. Elle a l’air d’une étudiante de bonne famille suisse, de Lausanne ou de Bern, grande, blonde, le teint clair. Ses vêtements à la mode soulignent sa silhouette et sa chute de reins légèrement trop cambrée. Il repousse son Vermouth straight-up et commence à la dessiner. Il ne se cache plus, il est à un age où les petites manies et indiscrétions sont regardées avec indulgence. Les vieux paraissent toujours inoffensifs. Il a repris le dessin depuis qu’il est à Zürich. Il avait envisagé d’enseigner il y a longtemps, c’était avant son mariage et les enfants. Son trait est imprécis mais il a gardé un geste vif. Il a toujours le sens des proportions. Il se souvient de la technique de crayonné de Leonardo Da Vinci, toujours commencer par le corps nu, et ensuite le vêtir. Il regarde la fille. Il trouve qu’il a réussi son profil mais les seins sont plus petits en réalité. Sa première femme lui ressemblait un peu. Très bourgeoise, l’air de vous juger instantanément, très parisienne. Les suisses sont comme ça aussi. A regarder vos chaussures, ils savent si vous pouvez leur adresser la parole. Les zürichois ont toujours les chaussures entretenues, même lorsqu’elles sont usées et démodées, à l’inverse des parisiens, qui achètent et jettent avant de nettoyer, afin de rester à la mode. Venu pour ses affaires, il a tout de suite aimé Zürich pour son ordre, son calme et l’implacable discipline du conformisme, toujours confortable lorsqu’on est du bon côté. Il se demande si les chevilles de la fille sont fines, et trouve ses talons aiguilles un peu trop vulgaires.
Le barman place un Mojito devant elle. Picasso la fixe et Tinguely s’endort doucement. Le businessman revient. S’assoit un instant avec l’allemand, lui glisse un mot à l’oreille. Ils ont un sourire complice. Le jeune va au bar près de la fille. L’approche est assez classique, elle se laisse faire ; elle ne restera plus seule longtemps. Elle boit une gorgée du Mojito à la paille en se tournant légèrement vers l’allemand, qui lui fait un signe en souriant. Picasso feint de n’avoir rien vu. Une transaction a eu lieu. Vivre, être à la mode, les études, les sorties, les amis, tout est hors de prix ici. D’habitude, elle va dans les bars des grands hôtels, mais la dernière fois elle a rencontré une de ses amies. Une à deux fois par mois pour le loyer, pas plus, et pas de vieux. L’utile et l’agréable.
Texte : Brifo
Illustration : Benjamin Savignac
Extrait DEDICATE 15 – Hiver 2007/2008