Jérôme Laperrousaz, le réalisateur culte de “Continental Circus”, “Hu-Man” et “Third World”, “Prisoner of the streets”, revient avec “Made in Jamaica”, une spectaculaire anthologie du reggae. C’est à la fois une analyse pertinente de la situation politique jamaïcaine et une déclaration d’amour au reggae et au dancehall qui ont fait la renommée internationale de l’île.
J’ai tourné mon premier film en Jamaïque il y a plus de vingt-cinq ans, “Prisoner of the streets”, sélectionné au festival de Cannes en 1980. J’avais pour producteur Chris Blackwell, le fondateur du label Island Records qui a produit et distribué aussi bien Bob Marley que Jimmy Cliff ou Sly & Robbie. C’est également Chris qui a signé U2, ou encore Grace Jones. Le premier projet était de faire un film avec Marley, nous avions des rapports amicaux et il appréciait mon travail. Blackwell devait produire le film, mais trop souvent en conflit avec Don Taylor, le manager de Marley, le projet a pris du retard. On a alors décidé de se lancer dans “Third World, prisonnier de la rue” et d’enchaîner avec le film sur Bob. Puis Bob est tombé malade, et la suite on la connaît…
Vingt-cinq ans plus tard, il m’est apparu intéressant de faire un film sur ce qu’était devenu le reggae. Le reggae est désormais une musique que trois générations connaissent, une musique sur laquelle trois générations ont dansé, connue dans le monde entier. Je voulais faire un point sur le reggae roots, et aussi le dancehall qui est une sorte de rap jamaïcain, d’ailleurs le rap, le talk over, a été inventé par les Jamaïcains et ils ont sérieusement influencé les Américains. Aujourd’hui, la scène rap et hip- hop américaine est très alimentée par la Jamaïque, Bounty Killer, Elephant Man, Lady Saw avec Missy Elliot, des featuring sur les albums de Jay Z, ou bien Puff Daddy, qui vient d’ailleurs de signer Elephant Man sur son label. Mais au-delà de ça, ce qui m’intéresse dans cette musique, c’est ce qu’elle raconte, le commentaire social très fort qu’elle peut exprimer. C’est la raison pour laquelle j’avais fait ce film il y a vingt cinq ans, et c’est ce qui m’a poussé à faire “Made in Jamaica”. Issue des ghettos, de Kingston essentiellement, elle parle de tous les ghettos du monde et de tous les problèmes auxquels se confrontent les quartiers difficiles, aussi bien dans les banlieues parisiennes qu’aux Etats-Unis ou en Asie.
En fait, la musique jamaïcaine a une véritable portée universelle, c’est une musique de révolte. Lors des dernières grandes manifestations sociales en France, les étudiants, en pleine contestation, demandaient le droit de vivre normalement, travailler, fonder une famille. Par contre, ils ne se revendiquaient d’aucun parti et refusaient la récupération. Le reggae était la seule chose qu’ils trouvaient représentatif de leur mouvement. Le reggae parle du quotidien, mais aussi du colonialisme et de l’indépendance relativement récente de la Jamaïque. Le pays est jeune, il n’a que 45 ans et il essaie de se construire. Dans le film, il y a des chants politiques de Vybz Kartel ou Bounty Killer, et puis à d’autres moments il y du “slackness” fait de jeux de mots autour du sexe et des armes, comme une poésie de la rue. Finalement ce n’est pas loin de Genet, de “Notre-Dame-des-Fleurs” ou du “Journal d’un voleur”. Les personnes qui considèrent du haut de leur moralité que le dancehall est une musique de tarés ou une musique de consommation oublient trop souvent qu’il y a une vraie part militante. “Made in Jamaica” est un film militant.
Je voulais aussi faire ce film pour rendre compte du talent et de la créativité des artistes jamaïcains. Ils influencent le reste du monde, et ils sont sans cesse influencés par les autres. Le reggae, vient initialement du calypso, du ska, et du rock steady. Il ne faut pas oublier que les Jamaïcains entendaient les radios américaines, de Miami, de la Nouvelle-Orléans. Il y a même eu, à une époque, des big bands. Aujourd’hui, il y a le dancehall avec des rythmiques numériques très rapides autour de 125 beats par minute. Proche de la soca, avec des tempos très violents, le dancehall ressemble en fait aux rythmiques africaines, comme les tambours nayabinghy. La boucle est, en quelque sorte, bouclée. En Jamaïque, tout change très vite, ce qui était joué il y a six mois n’a plus rien à voir avec ce qui est joué maintenant, la compétition est permanente. Certains artistes ont un flow très particulier et savent chanter, comme Capleton ou Sizzla, leur chant quasiment lyrique, n’est pas si éloigné de l’opéra. C’est une musique futuriste, sans arrêt en mouvement, aussi novatrice que les morceaux de Parker, de Miles Davis, de Coleman ou de Don Cherry.
Une des plus grande difficulté de ce film a tenu au casting. Jamais personne ne l’avait fait avant. Quand Chris Blackwell a vu le film il m’a dit qu’il avait envisagé de faire une anthologie du reggae et qu’avec “Made in Jamaica”, je venais de la réaliser. Grâce à “Prisoner of the street” j’avais une énorme crédibilité auprès des artistes, Ils n’avaient pas eu le sentiment d’être trahis. Ils ont compris que je leur donnais un espace de parole important. C’étaient des rapports d’artiste à artiste, d’égal à égal, sans histoire de race, ou de religion.
Les gens ont peur de tourner en Jamaïque. Les Américains et les Anglais ont vraiment la trouille de filmer là- bas. Avant que je fasse le film, il y avait une équipe allemande qui tournait dans un ghetto et qui s’est fait prendre en otage. Un budget qui a doublé en cours de production, l’équipe du film a refusé l’augmentation et on les a invité à rester tant que tout n’était pas réglé. Les types étaient tous armés, le pays est très dangereux, très violent. Pendant le tournage, les artistes avaient peur d’aller dans certains quartiers, peur de se faire tuer. Le tournage de “Made in Jamaica” a commencé avec une charge émotionnelle très forte, Bogle est assassiné deux jours après avoir été filmé pour la scène d’ouverture du film, avec Bounty Killer et Lady Saw. Sa mort corrobore tristement ce que chante Gregroy Issacs dans “Kingston 14 Denham Town”, “le samedi soir on fait la fête et le dimanche on va aux funérailles des copains qui se sont fait tuer”. C’est ça aussi la réalité quotidienne de la Jamaïque. Déjà en 78, lors des élections, les deux partis politiques armaient les quartiers. Les choses n’ont fait qu’empirer. Impossible de savoir exactement, mais on dit que pour un pays de trois millions d’habitants, il y a sept millions d’armes en circulation. Il est plus facile d’avoir une arme que l’électricité, ils ne mangent pas à leur faim, mais ils ont des “guns”.
Bunny Wailer
Dans le film, Vybz Kartel chante “We kill we”, c’est-à-dire qu’il serait tellement simple pour certains que la Jamaïque aille vers un génocide, qu’ils se tuent tous entre eux. Je pense que c’est la conséquence de l’onde de choc pernicieuse de l’esclavage. Le piétinement, la perte d’identité en tant que descendants d’esclaves, les poussent à essayer de se reconstruire à travers la religion, la musique, mais je crois que la violence est toujours là. Ils font subir à leur entourage et à eux-mêmes ce qu’ils ont subi. On va vers une violence extrême. Ils n’ont pas le choix, ils se battent pour s’en sortir. Dans l’histoire, l’île a été tout d’abord dirigée par les Espagnols, puis les Français ont essayé, ensuite ce sont les Anglais qui ont tenu l’île jusqu’en 1962. De nombreux esclaves, devenus célèbres, se sont révoltés, dont certains ont été pendus comme Bogle, qui porte le même nom que le danseur du film. Il y a une espèce de répétition. Maintenant ils se tuent entre eux, on pourrait parler d’une forme d’aliénation.
Néanmoins, la situation évolue. Une femme Premier ministre est au pouvoir, un grand pas dans une société matriarcale et en même temps profondément machiste. Ici, souvent, dès que la femme est enceinte, l’homme la quitte pour une autre. Il se raconte qu’Elephant Man a trente cinq enfants. Les femmes élèvent les enfants seules, avec une absence totale du père et de son autorité. La musique et le dancehall servent de support à l’émancipation de la femme. Quand Lady Saw ou Tanya Stephens chantent, elles sont comme des leaders. Lady Saw pourrait être comparée à Simone Weil. Elles ne chantent pas les mêmes choses bien sur, mais le planning familial, la pilule, sont implicites dans ses chansons, tout comme le rapport aux hommes et à la sexualité. Lady Saw parle du statut des femmes de manière incroyablement réaliste, à un point tel que certaines de ses chansons deviennent des hymnes pour les femmes. Nadine Willis, qui est aussi dans le film, synthétise la femme jamaïcaine. Elle a été abandonnée à l’âge de 3 ans, son père a eu vingt cinq enfants, il a abusé d’elle, elle a quand même réussi, et est devenue une star. Tant mieux pour elle. La révolution en Jamaïque passera sûrement par les femmes.
Propos recueillis par Julien Allard et Matthew Bond aka The Peals
Photographie : Eddy Monsoon
Published : Eté 2007 – DEDICATE 13