« Je mets une pomme sur ma table. Puis je me mets dans cette pomme. Quelle tranquillité. » Henri Michaux, « Plume ».
Il n’est pas si sûr que Henri Michaux ait trouvé la tranquillité dans cet espace intérieur, même s’il écrit encore : “je veux d’abord hiverner”. Le poète pose d’emblée dans son œuvre la question du dedans.
D’ailleurs n’a-t-il pas intitulé en 1966 un de ses recueils “L’espace du dedans”, qui regroupe des fragments dont certains titres, comme “Mes propriétés”, “Lointain intérieur” ou encore “La Vie dans les plis” sont révélateurs de sa quête ou l’enquête de son intériorité. D’autres œuvres, comme “Connaissance par les gouffres” ou “L’infini turbulent”, rappellent encore de manière récurrente son souci exploratoire.
Paradoxalement, Michaux a choisi le retrait de toute vie sociale pour s’engager dans l’exploration de lui-même que favorise cette marginalisation revendiquée et cette posture du refus. Mais dire son espace intérieur, cette aventure du corps et décrire sa géographie mentale revient malgré tout à jeter sur le monde extérieur un regard neuf et surtout à dessiller celui des gens.
Pour le poète, il ne s’agit pas de s’aménager un espace mental, mais de risquer l’expérience du moi, en le confrontant à ses limites, d’user d’un dérèglement pour mieux connaître les espaces insoupçonnés de la conscience et de la mémoire du corps. Ainsi de 1956 à 1967, Michaux a entamé ce voyage intérieur sous l’influence de drogues comme la mescaline, la psilocybine et le cannabis indica. Leur usage s’est fait sous prescription et suivi médical, afin d’éviter toute dépendance qui aurait pu parasiter la pertinence de l’expérimentation, car “toute drogue modifie les appuis, écrit-il, en ouverture de “Connaissance par les gouffres”,… Ils cèdent. Des abandons paraissent… vous subissez de multiples, de différentes invitations à lâcher.”
Michaux, s’il s’est abandonné, a cependant fait preuve d’une rigueur scientifique au prix d’une frayeur qui rend l’expérience plus dramatique encore. Surtout quand il écrit dans “Les Grandes Épreuves de l’esprit” : “Je vois ouvert ce singulier robinet : me vivre. Effrayant. Effrayant.” Lors de ses voyages chimiques, Michaux a beaucoup écrit et peint, rendant ainsi compte de leurs effets et analysant les connaissances acquises. Il ne s’agissait pas d’une quête de paradis artificiel, comme c’est souvent le cas aujourd’hui. Il s’en méfiait plutôt, comme il l’écrit en exergue de “Connaissance par les gouffres” : “Les drogues nous ennuient avec leur paradis. Qu’elles nous donnent plutôt un peu de savoir. Nous ne sommes pas un siècle à paradis.” La mescaline a stimulé l’apparition d’une “foule de points, d’images d’une intensité inconnue, de petites formes”. Son acuité acquise au cours de l’expérience a rendu compte d’un temps qui s’accélérait, des aspects du paysage qui défilaient à vive allure et que la conscience ne parvenaient pas toujours à capter. Ces paysages himalayens et ce temps qui s’emballe rappellent les impressions relatées par Thomas De Quincey dans son livre “Le Mangeur d’opium”. Cette expérience totalisante fut douloureuse et totalitaire, car elle entraîna Henri Michaux sur les crêtes d’un pays lointain, aux bords de gouffres qui trafiquaient de terribles vertiges. “Mon calme violé mille fois par les langues de l’infini oscillant, sinusoïdalement envahi par la foule des lignes liquides, immense aux mille plis. J’étais et je n’étais pas, j’étais perdu, j’étais dans la grande ubiquité. Les mille et mille bruissements étaient mes mille déchiquetages.”
Son hyperacuité l’a rendu sensible aux bruits les plus infimes et aux reliefs les plus ténus des choses, traquant ainsi dans les plis de sa conscience exacerbée ses fantômes intérieurs, afin qu’ils lui paraissent plus supportables. La drogue n’a pas été le seul médium pour évoquer l’insoupçonné du corps. La maladie avec le délire qu’elle entraîne parfois lui a permis également de consigner les aveux du corps. On peut se demander si la santé chez Michaux ne serait pas une forme d’insolence au regard de son œuvre éclairée par le soleil de la douleur ? Et l’expérience des drogues n’a fait, comme l’écrit Michel Butor “qu’approfondir chez lui cette intimité avec la souffrance”. Cette démarche rappelle celle du romancier qui explore par procuration la multiplicité de son moi, en mettant en scène des personnages. Même s’il se défend d’incarner chaque personnage ou d’épouser chacune de ses idées, il n’échappe inconsciemment pas à une descente dans ses infinis.
Son être kaléidoscopique se révèle dans l’échange d’instances narratives démultipliées. Le poète Fernando Pessoa a risqué cette aventure singulière et extraordinaire en créant des hétéronymes, qui lui ont permis d’exprimer les différentes facettes de son être. Contrairement au pseudonyme qui est un nom d’emprunt ou un masque patronymique, l’hétéronyme revendique une autonomie génétique par rapport à son créateur. Alberto Caeiro, Ricardo Reis, ‘Alvaro de Campos et Bernardo Soares demeurent les plus connus d’une longue liste, pour avoir laissé une œuvre importante et magistrale. Ils n’ont été révélés ou découverts qu’en 1942, après la mort de F. Pessoa survenue en 1935, lorsqu’on a ouvert la fameuse malle qui contenait des manuscrits épars, ainsi que des correspondances. Car ces hétéronymes ont entretenu des relations épistolaires, aussi curieux que cela puisse paraître, alors qu’ils ne devaient leur existence qu’à l’imagination de Pessoa. Le poète leur a inventé une biographie, s’amusant même à composer leur thème astral. Ainsi ‘Alvaro de Campos fut un ingénieur naval formé à Glasgow, mais qui vécut sans emploi à Lisbonne. Ce dernier ira même jusqu’à affirmer l’inexistence de Fernando Pessoa, son créateur.Alberto Caero, qui naquit en 1889 et mourut en 1915, vécut avec une vieille tante à la campagne. Le génie de Pessoa ou les formes de sa folie littéraire repose sur la création de leurs œuvres si distinctes les unes des autres, qu’elles laissent le lecteur pantois et admiratif. Cette performance littéraire va jusqu’à l’échange de critiques sur les œuvres d’un hétéronyme à un autre.
Si Henri Michaux écrivait pour se parcourir, F. Pessoa, dont le nom signifie personne, écrivit : “Je ne change pas, je voyage.” Cette posture de l’errance pour explorer ses espaces intérieurs est d’ailleurs reprise par l’un de ses hétéronymes, ‘Alvaro de Campos en 1917 dans “Passagem dos Horas” : “Je me suis multiplié pour me sentir. Pour me sentir, j’ai eu besoin de tout sentir, J’ai débordé, je n’ai rien fait que m’extravaser, Je me suis déshabillé, je me suis donné, Et il se trouve en chaque coin de mon âme un autel pour un dieu différent.” L’écrivain italien Antonio Tabucchi dit que Pessoa parvient ainsi “à vivre synchroniquement sa diachronie… qu’il vit son existence entière toujours et tout de suite”.
Cette galaxie de noms, qui s’apparente à une forme de consanguinité de l’être, permet sans doute au poète portugais de surmonter sa solitude et de conjuguer des théories littéraires variées et parfois antinomiques, car chacun de ses hétéronymes incarne un courant littéraire différent dans un style propre. Ils abordent les problèmes de la conscience, du moi et de la solitude, donnant ainsi une image spéculaire de Pessoa.
Xavier de Maistre a également choisi le voyage pour explorer son espace du dedans, quand il écrivit son “Voyage autour de ma chambre”. Récit exploratoire composé de 42 chapitres correspondant au nombre de jours que dura sa captivité. Cette claustration est une sorte de Locus Amoemus qu’on quitte à regret, mais aussi un refuge ou un rempart contre les turbulences révolutionnaires du XVIIIe qui emportent dans leur vertige les repères anciens de Xavier de Maistre. Les espaces clos étaient très fréquents dans la littérature du XVIIIe, notamment chez Sade, où les libertins s’enfermaient pour mieux assouvir leurs passions. Et leurs transgressions faisaient écho à celles de la Révolution qui se manifestaient à l’extérieur. La chambre devient presque un personnage, une sorte de confident. Chaque élément du décor est prétexte à une méditation. Ce voyage immobile, dont on sent l’influence du Voyage sentimental de Sterne, constitue une déambulation arbitraire d’un objet à un autre, qui tout en révélant l’histoire du narrateur, les hiérarchies sociales de l’époque et ses idéaux, évoque son désir de lutter contre la fin d’un régime et contre la mort. Mais cet ouvrage va aussi discréditer le récit de voyage classique qui s’attachait davantage à une accumulation d’observations et révolutionner une manière de raconter. Ici avec beaucoup d’ironie et de fantaisie, Xavier de Maistre s’intéresse aux choses minuscules par opposition au souffle épique et lyrique des grands voyages. On parle même d’une “Odyssée travestie”. Les méditations rêveuses favorisent des digressions, entraînant ainsi des “anachronies narratives” qui suspendent toute linéarité chronologique et qui permettent une hypertrophie de la forme narrative du récit de voyage classique. En décrédibilisant toute forme fictionnelle par l’usage du coq à l’âne, d’interpellation du lecteur, des interruptions narratives et d’autres procédés, de Maistre dynamite un genre. Cette nouvelle forme de récit connaît quelques années plus tard des imitateurs : “Voyage dans mes poches”, d’un anonyme ; “Voyage autour de mon jardin”, d’Alphonse Karr ; ou plus récemment, de Maurice Rheims, “Nouveau Voyage autour de ma chambre” ; au point de sombrer dans le cliché que dénonceront à leur tour les personnages de Flaubert dans son livre “Bouvard et Pécuchet”.
D’autres auteurs et artistes ont expérimenté ces espèces d’espaces pour reprendre un titre de Georges Perec, comme Italo Svevo, Robert Musil, Franz Kafka, Lautréamont, Hervé Guibert, Francis Bacon, Jean Fautrier, Jean Dubuffet ou, plus récemment, Olivier de Sagazan. Ce dernier n’hésite pas, lors de performances sur son corps, à extérioriser, comme l’envisageait Antonin Arthaud, la cruauté contenue dans l’être. Aujourd’hui les drogues deviennent l’enjeu de voyages égoïstes en solitaire et l’imagerie médicale ne permet plus qu’une exploration objective et clinique de ces migrations intérieures qui jadis éprouvaient souvent leurs initiateurs.
Texte : Alain Le Beuze
Illustration : B. Savignac
Published: Automne 2004 – DEDICATE 04