Ca commence souvent bien, les histoires d’amour. La nôtre commence au Paradis, on était bien au Jardin des délices, mais à cause d’un malentendu au sujet des fruits et légumes, cette histoire a foiré. De cette époque il nous reste des paradis artificiels et des croyances profondément ancrées tant inséparables nous voulons être. Mais avis aux plus bornés d’entre nous, certaines rencontres peuvent tout faire basculer, ça va faire mal !
Je traîne, Paris a chaud et le bitume transpire. C’est jour de fête pour lady pollution, une guirlande en pots d’échappements a investi le boulevard. Je traverse la Seine, riveraine de gauche, j’arrive quai de la Mégisserie. J’ai cette passion enfantine pour les animaleries, celle que tout enfant a mais qui s’efface en grandissant. La mienne ne s’est jamais dissipée. A l’époque, j’ai fait craquer ma mère pour un petit lapin angora, mais aujourd’hui mes yeux s’arrêtent sur un couple d’oiseaux, collés-serrés, leur souffle à l’unisson.
La vendeuse me repère, j’avoue ne pas aimer son intérêt pressant à me rendre oppressée. “C’est quoi ça ?“ lui demandais-je le doigt pointé sur deux anges colorés. “Des inséparables, c’est un peu le couple modèle, l’un mange, l’autre fait de même, l’un crie, l’autre lui répond, et si l’un meurt, sa moitié ne lui survit jamais longtemps.” “Lovebird”, un nom mièvre pour 15 cm volatiles d’amour inaltérable. L’histoire fait un peu cliché, histoire d’âme soeur, de moitié, celle qui sent la fleur bleue, entêtante, un brin débilitante.
Je m’approche de la cage, penchée sur l’inscription d’une pancarte maladroitement accrochée aux barreaux. Le bois entaillé à la clef ou peut être au ciseau, délivre le message “Adam et Eve”. “Le nom était tout trouvé !” lançais-je sur ton un brin moqueur. La vendeuse ne riposta pas, et tourna simplement son regard vers le fin fond du magasin. De là, j’apercevais une masse sombre, courbée à l’extrême et figée. “Hector, quelqu’un pour toi !” cria la femme d’une voix soudainement décuplée. Le vieil homme s’avançait jusqu’à moi, montrant les crocs en signe de satisfaction. “Connaissez-vous l’histoire d’Adam et Eve ?” De qui parlait-il ? Bien sûr je rétorquais et lui débitais tout mon savoir en la matière, que Eve avait croqué la pomme et que bannis du paradis, ils furent contraints d’endurer la souffrance et la mort. J’avais soudain des doutes. Et si l’histoire n’était pas tout à fait celle qu’on m’avait racontée. Hector lisait en moi comme dans un livre ouvert. “Je vais vous dévoiler la véritable histoire d’Adam et Eve.” A peine le récit commencé, mon attention fut détournée par des murmures péniblement audibles. Mes yeux rivés sur le couple d’oiseaux, l’impensable se produisit.
“C’est toi le boulet qui a croqué la pomme. C’est de ta faute si on s’est fait virer ! Je reprends le bail du jardin à mon nom. Tu iras bouffer tes pommes ailleurs pauvre tarte !” Je ne tremblais pas, j’étais tétanisée. La mine décomposée, incriminant la chaleur, je cherchais quelques explications pour me rassurer. “Vous les avez entendus n’est-ce pas ? Dites-moi, vous les avez entendus ?”. Mais Hector ne répondait pas. Avais-je rêvé ? “Tu as grossi! A ce rythme-là la branche va bientôt céder, régime mec, régime !” Je restais médusée, rafale de pulsations cardiaques façon mitraillette, les mains moites et la gorge nouée. L’heure était aux phrasés dégueulasses et aux remarques déplacées. Je repris mon calme, j’étais presque amusée. “Vous voyez, les apparences sont souvent trompeuses ! Le mythe est miteux, il sent la fiente et l’overdose à deux !”
Adam et Eve fumaces, situation cocasse et leçon déguisée. Désillusion au travers d’une conversation haut perchée. Je repartais, emplie de vibrations troublantes, assez loin pour que mon hurlement salvateur puisse être justifié mais pas trop loin pour que mon Manitou puisse l’entendre. “Hector, libère-les !”
Nouvelle : Jessica Segan
Illustration : Sara Haraigue
Extrait DEDICATE 13 – Eté 2007