Lubin est parfumeur depuis 1798. Après une mise en sommeil de trente ans, la maison, qui eut comme clients l’impératrice Joséphine, le tsar Alexandre III, ressuscite un catalogue de plus de 450 compositions originales…
Vaut-il mieux ne rien mettre, qu’utiliser un parfum de mauvaise qualité ?
Ça n’est pas une question de prix, mais de discernement. Nul n’aura l’idée saugrenue de se parfumer avec un parfum qu’il n’aime pas. Chacun peut trouver pour un prix raisonnable une jolie eau de Cologne sans prétention à la supérette ou la pharmacie du coin de la rue. Il faut simplement éviter de se laisser berner par les faux-semblants et se laisser guider par son sens olfactif. Le mauvais goût en parfumerie n’existe pas. La limite, c’est ce que tolère votre environnement : on a le droit d’aimer des compositions excentriques, pas de faire subir aux autres un supplice olfactif.
Comment vous définiriez-vous ?
Je suis “dépositaire”, le continuateur d’une entreprise de création commencée par d’autres bien avant eux. Il y a par ailleurs l’“éditeur”, ses parfums sont signés de leur véritable auteur, qui est alors mis en avant tout comme le serait l’auteur d’une œuvre littéraire. On pourrait aussi le comparer à un galeriste, qui promeut l’œuvre de ses artistes préférés. Frédéric Malle, par exemple. Il y a aussi les “bernard-l’ermite”, ceux qui apposent leur nom sur une création qui n’est pas la leur. C’est de l’industrie lourde, essentiellement médiatique.
Quelle est la différence entre “nez” et “compositeur” de parfum ?
Aucune. L’utilisation du terme “compositeur” manifeste simplement la reconnaissance du public à l’égard de la création artistique dans le domaine olfactif. On a longtemps considéré les “nez” comme des “mélangeurs d’odeurs”, quand les cuisiniers combinent les saveurs. On leur reconnaissait simplement la maîtrise des ingrédients (être capable de mémoriser plus d’odeurs que le commun des mortels pour pouvoir ensuite les mélanger de manière savante et ingénieuse). Il n’y a actuellement que les tribunaux français qui ne reconnaissent pas au parfum le statut d’œuvre originale.
Les plus grands nez de l’histoire du parfum ?
Il faudrait d’abord définir ce qu’est un “grand nez”. Il y a, comme dans toute discipline artistique, une part de technique parfaitement maîtrisée et une part de vision, donc le goût et la capacité à explorer des territoires encore ignorés. Il faut aussi une véritable personnalité, de l’intelligence, avoir accès aux dernières techniques d’extraction pour disposer avant les autres des nouvelles matières premières. Et enfin il faut aussi pouvoir soumettre sa création aux “meilleurs” clients, ceux qui ont la capacité d’investir intelligemment sur une belle création, pour lui donner l’écrin et l’audience qu’elle mérite. Edmond Roudnishka, Jacques Guerlain, Ernest Beaux, Henri Giboulet, ont laissé une trace qui ne s’effacera pas avant longtemps. D’autres, maintenant oubliés, avaient sans doute le talent nécessaire pour faire de beaux parfums, mais pas le goût, ou la capacité, à le faire savoir.
Et actuellement ?
Comme pour tous les métiers de création, il est difficile de mesurer la valeur réelle de tel ou tel, c’est à la postérité de décider. Certains sont de grands communicateurs qui savent se faire aimer de ceux qui font savoir. D’autres fuient les feux de la rampe et Olivia Giacobetti [qui vient de créer Idole pour Lubin] fait partie de cette catégorie-là. Qu’elle le veuille ou non, j’ai bien peur qu’elle n’échappe pas à la célébrité. Elle règne sur un univers olfactif fascinant où bien peu sont susceptibles de s’aventurer.
Quelles sont les marques qui emploient de vrais nez ?
Les marques françaises, essentiellement. Chanel, avec Jacques Polge et Chris Sheldrake, Patou, avec Jean-Michel Duriez, Caron, avec Richard Fraysse, Hermès, avec Jean-Claude Ellena. Et maintenant le groupe LVMH qui a monté une véritable cellule de création olfactive placée sous l’autorité du maître parfumeur François Demachy. Il y a donc en France une véritable volonté de retour à la grande parfumerie, qui avait été délaissée ces dernières années.
Peut-on recréer des jus d’autrefois parfaitement à l’identique ?
C’est presque toujours impossible, d’abord pour des raisons législatives. Certaines espèces animales, comme le bouquetin porte-musc, sont en voie de disparition, et l’utilisation de musc (ingrédient fondamental de la parfumerie) en provenance de cet animal est logiquement interdite. Une autre raison est d’ordre réglementaire. L’Europe, Bruxelles et ses soi-disant experts découvrent que tout est allergène et légifèrent en conséquence. Le métier va devenir difficile. La dernière raison est économique et liée à la nature de la distribution de parfums, qui s’est concentrée sous forme de chaînes qui exigent des marges de plus en plus élevées. On baisse le prix de fabrication d’un parfum souvent au détriment de la richesse de sa composition. Il y a aussi le “parfum de niche”. Prix élevés, fabrication en petites quantités, vous ne les trouverez pas au coin de la rue : ils s’adressent à ceux qui peuvent payer.
La distinction : comment expliquer ce conformisme des marques et des consommateurs ?
Les consommateurs subissent un conditionnement médiatique massif. Il leur est donc difficile de résister à une telle pression et de conserver du discernement. Mais une demande se fait jour de manière de plus en plus pressante pour une parfumerie de qualité. Paradoxalement, ceux qui apprennent le plus vite à nager dans le grand bain du capitalisme médiatique sont les ressortissants des anciennes républiques communistes. Ils sont en quête de vraie qualité et portent un regard critique sur les abus commerciaux de certains grands labels. Il y a aussi le rôle du Web, qui permet à une autre parole de s’exprimer.
Avec le développement du marketing identitaire, peut-on rêver d’un parfum unique rien que pour soi ?
C’est proposé à la vente par certaines marques. Je ne suis pas sûr que ça fasse tant rêver que ça. Il s’agit principalement de flatter l’ego des très riches, ce qui constitue un modèle économique en soi. Vu la difficulté à composer une forme olfactive originale, et le temps de développement que cela exige, j’ai du mal à croire que l’on puisse avoir pour soi tout seul une très grande création. On aura tout au plus une variante d’une grande création existante.
Quels sont vos projets, si l’on peut en révéler quelques-uns ?
Une réédition, trouvable au Printemps depuis octobre, la véritable Eau Neuve de Lubin, créée en 1968, dont certains de mes prédécesseurs avait cru bon de déshabiller la formule, ce qui avait fini par entraîner sa disparition. C’est une création typique de ce qu’on a appelé la “nouvelle naturalité”, une période qui commence au milieu des années 60 et s’achève au milieu des années 70. Les filles d’alors ne voulaient plus des parfums de dame de leurs mères, elles voulaient de la fraîcheur naturelle, mais aussi de l’élégance. Des notes essentiellement hespéridées, mais on y a ajouté des notes boisées, fleuries ou chyprées, avec l’usage du patchouli et de la mousse de chêne. Je sors également un vétiver créé par Lucien Ferrero, qui manquait chez Lubin depuis presqu’un siècle, un “vétiver d’hiver”. Une note
étonnante, un départ très élégant, orange néroli, puis une paire d’accords Est-Ouest, le javanais en dominante, vétiver de Java et clou de girofle, et le gringo de l’autre, tabac blond et cèdre de Virginie. Et tout ça dans la fumée de la myrrhe et de l’encens. Des odeurs de cathédrale du Moyen Age, au moins telles qu’on les imagine. Et puis à suivre les grands classiques de Lubin, des créations contemporaines et exigeantes, par des parfumeurs d’aujourd’hui. En tout, il y en a actuellement huit en gestation plus ou moins avancée !
Lubin, 11, rue Royale, 75001 Paris, tél. 01 40 67 70 09
www.lubin-parfum.fr
Jean-Claude Ellena, “Le Parfum”, Que sais-je ?, PUF
Pour aller plus loin : André Holley, “Éloge de l’odorat”, Odile Jacob, 1999
Interview : Philippe Di Folco
Extrait DEDICATE 14 – Automne 2007