Images diffuses d’un labyrinthe de couleurs où une jeune femme aux traits japonisants, le visage poupin et les extrémités rougies, côtoie l’écureuil suicidé d’une balle encore fumante. Le sol jonché d’un gigantesque collier de perles devient alors l’aire de jeu de figurines miniatures, quelque peu effrayées par un seigneur des mers tout de gris métallisé. Invraisemblance d’un espace que l’on traverse de part en part à la recherche de l’arbre au pantalon. But who is Mr DOB ? Autant de questions auxquelles Emmanuel Perrotin nous initie comme un voyage guidé sur les pas de l’infiniment possible, car là où l’imagination se loge, l’ART naît.
Comment en êtes-vous arrivé à l’art contemporain ?
Prédestiné ou pur hasard ?
Bien qu’ayant très jeune visité de nombreux musées à travers l’Europe, c’est en me rendant à l’un des vernissages de la galerie du père d’une amie, “Gilbert Brownstone”, qu’il m’a semblé que ce puisse être un “job facile”. Les galeries ouvraient à 14 heures, un emploi à mi-temps qui m’offrait la possibilité de continuer à sortir le soir et d’écrire des scénarios. Lorsque je me suis retrouvé dans le bureau de la première galerie où je postulais, ce fut un pur hasard et j’avoue m’être dit : “C’est quoi ce truc ?” Mais à 17 ans, vous vous imprégnez bien plus rapidement de ce qui vous entoure. Un destin est loin d’être tout tracé.
Qu’est-ce que l’art contemporain selon vous ?
L’appellation peut ne rien vouloir dire puisqu’évidemment, passé un certain temps ce qui était contemporain ne le sera plus. L’art contemporain se redéfinit au fur et à mesure. Le département contemporain des ventes aux enchères intègre ainsi des artistes défunts comme Warhol. Combien de temps pourra-t-on utiliser cette appellation ? Il va nous falloir en ré-inventer de nouvelles. Le Centre Pompidou deviendra alors peut-être le musée du 20e siècle, puis il y aura celui du 21e. C’est l’art d’après-guerre qui englobe quantité de choses. Dire que l’on n’aime pas l’art contemporain, c’est un peu comme ne pas aimer l’art du tout ! Lorsque j’ai présenté le photographe de mode Terry Richardson en 1996, je fus confronté aux réactions d’un galeriste français : “Emmanuel, c’est bien tout ce qui t’arrive, mais il faut que tu saches que tu trompes tes clients en prétendant leur vendre de l’art contemporain là où tu leur vends autre chose !” Je ne prétendais pourtant rien. Nous proposons des expositions qui effectivement peuvent être à la charnière de plusieurs domaines, le critère commun étant l’intérêt que j’y porte. Qu’il s’agisse de bandes dessinées, de photos ou autre, je ne me crée pas de barrières. Même si durant les premières années de ma galerie, je pouvais me permettre bien plus de choses inattendues. En montrant le pape de la culture gay Tom Of Finland en 1996, et en le sortant du ghetto des sex-shops gays où il sévissait en tant qu’artiste, je m’attaquais à un monument de la culture mondiale qui a inventé toute l’imagerie gay.
Lorsqu’on est E. Perrotin, comment choisit-on ses artistes ? Suit-on les tendances ou se laisse-t-on guider par son feeling ?
Dans un milieu aussi concurrentiel et diversifié que le milieu de l’art actuel, suivre les tendances ne veut plus dire grand-chose. En choisissant d’avoir plusieurs espaces je me permets à la fois de pouvoir rester fidèle à certains artistes avec qui je travaille depuis longtemps, comme Guy Limone (1991), ou d’entamer une collaboration avec un artiste que nous n’aurions peut-être jamais envisagé deux ans auparavant. Face aux critiques, il m’est aujourd’hui plus difficile de partir dans le grand n’importe-quoi, le spontané et l’amical. C’est une véritable loterie que de devoir prendre des artistes avant qu’ils aient fait leurs preuves, cependant c’est cette prise de risque qui me permettra, je l’espère encore, de trouver de jeunes artistes en devenir. La galerie de Miami nous a permis d’intégrer récemment une artiste suédoise, Klara Kristalova, ainsi que Conrad Shawcross qui vient de Londres. S’il existait des ressorts marketing faciles et évidents, toutes les galeries en useraient pour obtenir le succès de leurs artistes. C’est une reconnaissance avant tout intellectuelle qui conduit assez souvent à celle du marché. Malheureusement en France, on a tendance à dire que quelqu’un qui a du succès est forcément suspect. Partant de ce postulat, il est très difficile d’organiser des galeries championnes qui puissent rivaliser sur le marché international. Le grand principe de saupoudrage égalitaire ne permet de développer que de moyennes et petites galeries. Contrairement aux apparences, je ne suis qu’une petite galerie et il me faut tenir la barre pendant quelques années encore. Les choses tendent cependant à s’améliorer pour les artistes français. Jean Michel Othoniel exposera prochainement au Hara Museum et au Kanazawa Museum. Sophie Calle et Bernard Frize continuent leur ascension ainsi que Xavier Veilhan. Duane Hanson, artiste majeur du 20ème siècle, décédé en 1996, sera notre première exposition organisée avec la famille de l’artiste.
Pourquoi avoir choisi Miami ?
L’ouverture d’une galerie à Miami coûtait beaucoup moins cher qu’une galerie à New York et mieux vaut être “roi en enfer qu’esclave au paradis”. Quand je me suis lancé dans mon aventure américaine, je n’avais qu’une petite galerie rue Louise Weiss. Deux mois plus tard on me proposait un magnifique espace rue de Turenne puis une troisième galerie passage Saint-Claude. Autant vous dire que je me suis retrouvé dans une situation financière très difficile. La prise de risque intellectuelle m’a cependant toujours semblé plus grande, car nous sommes extrêmement dépendants de l’artiste dont les oeuvres ne sont pas toujours commercialisables. On retient essentiellement les succès financiers et non la passion de notre engagement à produire des projets très aléatoires. Le leitmotiv de ma carrière n’a jamais cessé d’être la production d’oeuvres. L’immobilier c’est bien mais réaliser les rêves d’artistes c’est encore mieux !
Un bon artiste est-il un artiste qui se vend ?
Non, j’en ai gardé certains dans ma programmation qui à l’évidence nous font perdre de l’argent. Il existe une certaine fierté à produire des artistes dont le travail est très intéressant même s’il ne trouve pas preneur. Il est évident que selon les contextes, les résultats sont différents. Si l’on veut appeler “marketing”, le fait de rendre correctement compte du travail de l’artiste, il existe néanmoins beaucoup de facteurs qui entrent en jeu. Faire un magazine publié à 11000 exemplaires ou encore soigner son stand aident à participer à la bonne compréhension de leur travail. Certaines galeries accompagnées de bons artistes peuvent donc évoluer rapidement parce qu’elles fonctionnent correctement. Par contre, en prenant un mauvais artiste dans une bonne galerie, vous êtes sûr de ne pas changer sa carrière sur le long terme.
Jusqu’où pouvez-vous donner de la valeur aux oeuvres et aux artistes ?
Nous sommes un élément important mais non primordial. Une carrière peut plafonner parce qu’un artiste est un “ours mal léché” qui ne sait pas remercier ceux qui l’aident : conservateurs, critiques, collectionneurs, … L’artiste doit trouver dans son galeriste un conseiller et non quelqu’un dont il va écouter les conseils juste pour ne pas les suivre. Pour
certains, le galeriste est le diable, l’agent du marché, et il reste de vieux réflexes à dire qu’un galeriste qui ne veut rien vendre et ne demande rien est un type bien plus sympathique que celui qui tel un rouleau compresseur essaye de tout optimiser. Quant à prendre sciemment un artiste dont le travail n’est pas terrible, je ne vois pas l’intérêt. Evidemment, nous faisons tous des erreurs mais on peut déjà être très fier si à la fin de notre carrière nous avons participé aux parcours de dix très bons artistes.
Comment vit-on l’importante subjectivité présente dans l’art contemporain ? Vous arrive-t-il de remettre vos choix en question ?
Je ne suis pas un intellectuel donc je ne peux être que subjectif et la plupart du temps, incapable de justifier mes choix. Je n’ai aucune culture scolaire, ayant arrêté mes études à l’âge de 17 ans, mais ma connaissance de l’histoire de l’art finalement assez faible, m’a certainement permis d’être beaucoup plus spontané. A mes débuts, selon d’éminents confrères aucun de mes artistes n’avaient de valeur propre, et pourtant beaucoup seraient aujourd’hui gênés de dire que Maurizio Cattelan n’est pas un très grand artiste. Qui aurait pu imaginer la carrière d’un Damien Hirst lorsque j’ai fait sa première exposition ? Je n’ai malheureusement pas eu le temps d’être “une galerie sérieuse” qu’il était déjà Star. A l’époque, je ne parlais pas anglais, je dormais sur un matelas au sein même de ma galerie… En perdant cet artiste j’ai beaucoup appris. J’ai eu la chance en 93, lorsque j’ai découvert Takashi Murakami et Maurizio Cattelan, qu’ils ne connaissent pas une notoriété aussi rapide. Nous avons traversé ensemble des années de vaches maigres, preuves qu’il ne s’agissait pas d’argent mais de bien plus. Aujourd’hui, Takashi vend ses pièces à des millions de dollars. Maurizio, Aya Takano et Piotr Uklanski ont des carrières fantastiques et Peter Coffin est une future vedette.
Business et art font-ils bon ménage ?
Tout dépend. L’artiste qui connaît un grand succès subit une pression énorme et ne peut donc plus créer de la même façon. Chaque œuvre est attendue comme un trésor. De plus, la réussite d’un artiste agit énormément sur le regard du spectateur qui sera parfois influencé car il est de bon ton d’aimer certains artistes, ou qui trouvera les œuvres ridicules par rapport à leur prix. On peut dés lors comprendre aisément que certains artistes aient du mal à vivre cette réalité qu’ils n’ont pas forcément choisie.
Peut-on parler de censure dans l’art contemporain ? Quelles en sont les limites ?
Je n’ai pas refusé grand-chose aux artistes, bien au contraire… (rires)… Lors de l’exposition de Terry Richardson, nous avions mis des bâches en plastique sur les vitrines et l’inscription “interdit au moins de 18 ans”, mais l’on fêtait l’anniversaire d’un mineur sur le trottoir d’en face, et nous avons été obligés de fermer la porte en pleine canicule ! Les musées sont déjà très contraignants pour les artistes. Vous seriez surpris de voir jusqu’où l’interdit peut aller. Ce sont souvent les conditions de sécurité qui rendent beaucoup de projets impossibles. Lors d’une exposition à la Japan Society de New-York, Mr dû ajouter une chaussette sur le sexe de son personnage ! Pour notre part, nous essayons d’offrir aux artistes la liberté de faire ce qu’ils veulent.
A l’ère du “beau”, comment conçoit-on la notion d’esthétisme dans l’art contemporain ?
La notion d’esthétisme n’est pas l’unique moteur de l’art contemporain. Je cite souvent pour le définir Marcel Dassault : “On ne fait pas des avions pour qu’ils soient beaux, on fait des avions pour qu’ils volent bien. Mais il se trouve par coïncidence que les avions qui volent bien, sont beaux.” La définition de l’art contemporain, c’est un peu d’esthétisme, de l’intellect et du sensoriel. Selon le poids de ces trois facteurs les œuvres apparaissent différentes les unes des autres. Lorsque l’on prend un Wim Delvoye et sa machine Cloaca, on peut se poser la question de l’esthétisme, mais la beauté intellectuelle n’a pas de prix. Quelle idée extraordinaire d’avoir osé faire une machine à merde ! D’autres catégories d’artistes n’ont même pas l’ambition déjantée de Wim Delvoye et leurs œuvres sont, de plus, assez moches. Malgré tout, elles se justifient intellectuellement. C’est assez déroutant pour celui qui ne recherche que le “beau” dans l’art.
A l’heure du numérique et des nouvelles technologies, comment concevez-vous l’avenir de votre métier ?
Le marché a fondamentalement changé dans les années 80 avec l’apparition du fax, mais il est vrai qu’internet a été un raz de marée invraisemblable dans la mondialisation. Si un artiste est connu dans une partie du monde, il peut l’être assez rapidement partout. Le coût de promotion d’un artiste a nettement baissé et beaucoup d’artistes deviennent indépendants mais l’on prétendait déjà depuis plusieurs années, ne pas vouloir faire de galerie au sens strict du terme car la galerie restait très contraignante ! Pour l’instant c’est un peu comme la démocratie, on n’a pas trouvé mieux. De plus, tous ceux qui essayent de faire une carrière parallèle sans la contrainte de l’espace proprement dit, n’arrivent malheureusement pas à exister face aux autres acteurs. A l’ère du numérique tout change, vous pourrez d’ailleurs voir d’ici peu sur mon site de nombreuses vidéos, feuilleter les catalogues, disposer de visites guidées commentées par les artistes… L’importance d’internet est toujours grandissante car aujourd’hui, on est une galerie mondiale ou on n’est plus.
Si j’avais été Perrotin, quelles questions m’auriez-vous posé ?
Avez-vous envie de faire autre chose que la galerie en parallèle ? Ce à quoi j’aurais répondu que le métier d’artiste me semblerait étrange, quasi consanguin. J’aurais aimé faire des films, mais comme beaucoup de mes rêves, ils sont aujourd’hui balayés faute de temps. L’artiste qui expose attend de vous que vous soyez totalement investi. Or si vous annoncez dans un élan de romantisme que vous prenez une année off, vous risquez de vous heurter à une certaine incompréhension. C’est un métier qui ne vous laisse pas de répit, la moindre pause prolongée vous dépossède du meilleur de vos effectifs. Je viens d’avoir 40 ans, et beaucoup de galeries historiques sont nées sous l’impulsion de personnes de cet âge. Ma galerie ne devrait donc ouvrir que maintenant. J’ai encore quelques années devant moi et j’espère garder cette même flamme et cette soif de découverte. Je ne souhaite pas mourir dans ma galerie, mais si tel était le cas, j’aimerais que se soit plus généreux et serein que beaucoup.
Interview : Jessica Segan
Photographie portrait : Eddie Monsoon
EXTRAIT DEDICATE 17 – Été 2008