Dennis Cooper occupe une place ambiguë et fascinante dans le monde des lettres américain. Nombreux sont ceux qui jugent que son œuvre, trop choquante et trop noire, est insupportable de violence. L’écriture, les mots, la littérature peuvent-elles donc encore choquer?
D’autres, justement louent la qualité esthétique de ses innovations linguistiques et l’audace de son intuition psychologique, et rappellent qu’il commença par écrire de la poésie comme pour mieux inscrire Cooper dans la lignée du monde des Lettres, un monde dont il semble n’avoir pas cure. D’autres enfin cherchent à rejeter son œuvre en présentant Cooper comme la réplique, en plus homosexuelle, d’un Brett Easton Ellis. Selon l’essayiste et romancier newyorkais Bruce Benderson, il s’agit d’un écrivain que l’on compare un peu trop vite à un nouveau Marquis de Sade.
Nous avons voulu le rencontrer. Il vit à Paris depuis peu. Son dernier roman s’appelle “Salopes” et prend pour cadre un forum de site de rencontres payantes avec au centre, Brad, figure fuyante et morbide qui fait tourner la tête à tous les clients du réseau.
Ce nouveau roman, Salopes, est-il inspiré de faits réels ?
En partie seulement. En Californie, où j’ai longtemps vécu, il y a eu dans les années 1990 une histoire sordide, celle d’un garçon mineur qui s’était fait massacré après s’être prostitué sur le réseau. La police mena une enquête. Rien de probant. J’ai imaginé ici Brad, on ne sait s’il a 16 ou 20 ans, s’il est mort ou vivant, s’il est marié ou non… Tous les types qui se connectent sur le serveur laissent des témoignages sur le forum et le mythe enfle, enfle… Ce phénomène de rumeur est très courant sur le net. C’est un livre sur l’ambiguïté mais pas seulement des actes, des genres aussi.
Ce sont des sites dits d’escort… Mais en fait de prostitution: c’est légal, ça ?
Aux Etats-Unis dans certains états, oui. Ce qui est illégal, un peu partout sauf à Bangkok, c’est qu’un individu non majeur puisse proposer à d’autres, des services sexuels. Mais la pédophilie est une chose tellement banale. Ce qui est plus rare, c’est d’en faire un sujet de roman, surtout aujourd’hui.
Surtout que vous ne parlez pas que de ça : le Brad en question se vend littéralement, intégralement devrai-je dire… Il se brade même !
Oui : comme dans mes précédents romans [Nota : lire surtout le “cycle de George Miles”], je mets en scène des représentations de cette jeunesse trash, vide, des gars qui ne se respectent pas, prêts à s’offrir en sacrifice. Brad est supposé malade, condamné. Il tente de rencontrer la personne capable de le mettre à mort. Pour une sorte de délivrance : un contrat en quelque sorte. Tout le réseau s’excite rien qu’à cette idée. C’est l’hystérie. Et bientôt, ils l’ont tous connu, ils ont tous été les exécuteurs.
La transgression relative de ces tabous (pédophilie, violences, sacrifice de soi) par l’écriture, même sous le sceau de la fiction, vous attire-t-elle les foudres des censeurs ?
Encore une fois, non… Enfin pas vraiment. Mais je ne donnerai pas de conférences en Alabama [Nota : état américain très conservateur], même sous haute protection, mais bon, là, je suis en Europe comme aux Amériques, libre de publier mes récits, du moins, je trouve encore des éditeurs qui acceptent d’en prendre le risque. La seule menace grave que j’ai reçue en dix ans c’est une menace de mort de la part d’un groupuscule d’extrémistes gays. Il me reprochait, je crois, de parler de certaines pratiques sadomasochistes. C’est un milieu que j’ai fréquenté autrefois. Ses rites, ses usages, le fait que ce soit à la fois un jeu, et un truc sérieux -enfin, vous comprenez, sans humour : on ne doit pas rire… -, le fait aussi qu’ils sont généralement et réellement en quête de “victimes”, tout ça n’était pas bon à dire à la fin des années 1980, au début des années 1990 : je passais pour un délateur, un traître.
Vous voulez dire que la frontière entre pratiques sexuelles extrêmes et crime de sang…
Écoutez, c’est comme les snuff movies [Nota : sorte de “légende urbaine”, film censé reproduire en un plan séquence un assassinat et revendu sous le manteau], je n’en ai jamais vu, on m’en parle depuis la fin des années 1970… La seule chose que j’ai vue c’est un film amateur tourné en Russie, un DVD appelé… Peu importe… On y voyait un gosse de 13-14 ans pas plus, roué de coups par des types masqués. Une boucherie. J’en ai encore froid dans le dos…
Vous mettez en scène ce genre de situations pour exorciser une peur ?
Non. Je parle dans mes récits de la violence au quotidien. Pas de cette violence en particulier. Vous croyez que des mineurs ne se prostituent pas en France sur le réseau ? Vous voulez que je vous donne des adresses ? Vous voulez lire les annonces que laissent des tas de types en ligne, sur le net, ou via des mes sageries téléphoniques?
Mais c’est une comédie, un jeu, vous le dîtes vous-même…
Va savoir. Cette confusion entre vérité et mensonge, entre désirs, fantasmes et performations, c’est aussi ça que tente de montrer Salopes et certains de mes textes. J’aime pousser à ses extrêmes limites le langage, surtout quand il est question du corps, du désir, de la mort, du sexe. En même temps, mes livres ne parlent pas de sexe mais du social : comment ces jeunes gens se sentent inutiles, des déchets, et comment aussi le système favorise, contribue à cet état des choses.
Des projets du côté du cinéma ?
Pas vraiment. Je me défie des adaptations de mes livres. Je veux travailler sur un projet original. Actuellement, je vis en France. Je suis très amoureux d’une personne qui vient de Russie. Je respire. J’aime beaucoup la France, c’est le pays de l’amour.
Les romans de Dennis Cooper en français sont publiés aux éditions POL : “Cycle de George Miles” : Closer (1995), Frisk (2002), Try (2002), Guide (2000), Period (2004).
Autres textres : Défaits (2003), Dream Police (2004), Dieu Jr. (2006).
Lire aussi :
Wrong, nouvelles, Le serpent à plumes, 2001.
A l’écoute, entretiens, Balland, 2001.
Violence, faits divers, littérature, Villa Gillet, Lyon, 19 janvier 2004, conférence bilingue, POL, 2004.
Propos recueillis par Philippe Di Folco
Extrait DEDICATE 17 – Été 2008