Les phares traquent l’ombre alentour. La nuit s’échappe et se replie derrière la Plymouth. La tête du passager est tombée sur la vitre. Il avait promis de ne pas dormir. Tu souris. Tu connais les virages, la US 20, jusqu’à Geneva et plus loin vers Long Island. Rouler tu aimes. Ça te calme.
Tu as l’habitude de prendre ta voiture pour t’anesthésier après les gigs, pour te faire redescendre. Pas seulement pour économiser l’hôtel, pour enchaîner, avancer, être déjà au prochain gig, au prochain chorus, pour jouer, jouer, jouer, sentir le frottement des cordes, le son gonfler la basse, occuper le vide et remplir le monde. Alors après le concert, quand les musiciens sont déjà au bar, au prochain whisky, à la prochaine histoire, lorsque tu sais qu’il n’y a plus rien à prendre, lorsque le barman est le dernier avec qui parler, tu glisses la contrebasse dans le coffre et tu appuies à fond dans la poussière de la highway.
Portrait de l’artiste en gros plan serré.
Regardez-le, penché sur la basse, c’est lui le jeu, les phrases, les notes en cascades. C’est lui qui a inventé la vitesse, qui a affranchi la basse. Il y a peu, c’était le bassiste qui passait le balai après les concerts. Ceux qui écoutent te regardent. Les musiciens attendent le faux pas, le dérapage sur une note glissée, la phrase qui s’écrase, le solo qui va droit dans le mur, ce n’est pas pour toi. Tu joues dans un souffle, et c’est ça que tout le monde cherche, à voir ça, le petit blanc qui joue aussi vite que Rollins, des chorus de sax sur une basse, celui qui peut tout faire, vite, celui qui est monté avec Coltrane l’autre soir quand Steve Davis était trop défoncé. Ils doivent passer au-dessus de l’armée de blondes à l’affût, le brouhaha de rires et de verres qui cognent contre les dents, de bagues contre les verres, de langues qui claquent, de promesses impossibles et de mensonges éternels. Ils doivent t’entendre par-dessus le désir et par-dessus le fric. La musique fait tapisserie dans un club, même le meilleur du monde, les musiciens qui attendent leur tour le savent et s’en foutent, ils hochent la tête et sentent que c’est grillé, il faudra repasser, trouver un autre club, un autre plan à prendre, se faire voir, montrer qu’on est toujours dans le circuit, qu’on est clean, et qu’on a besoin de ces billets. Il fait froid dehors.
Portrait de l’artiste en plan américain.
Toute l’électricité du monde circule à Manhattan, l’ici et maintenant, downtown 59. Peintres, poètes, musiciens, ils sont tous au FiveSpot ce soir pour voir naître le jazz, poussé par le cri de sa libération, le son aigre d’un sax en plastique.
Tu les connais, ces crève-la-faim, tu les connais de Los Angeles, le Lighthouse, la scène d’Hermosa Beach, tu les as entendu hurler des odes à l’alcool et au sperme, à se prendre pour Rimbaud et hurler à la lune, mi-clodos mi-vampires, à confondre la route et le graal, à parler des femmes sans jamais les aborder, un vieux tube d’amphés, une baignoire de gin, tous couverts de poussières, tous remplis de cette envie de parler, qui brûle et met à nu leurs cerveaux, l’œil creux, la joue noire, hystérie frénétique, courir d’une étoile filante à une autre, n’avoir rien d’autre à offrir que sa propre confusion, nihilisme glacé camouflé en mouvement dernier cri.
Alors ils ne t’impressionnent pas, quand la meute arrive dans le club, de bars en stripjoints, de lofts en galeries, portant leur nom comme une évidence, des noms déjà plus grands qu’eux, Ginsberg, Kerouac, à traîner dans les coins et lever la patte et à te renifler, te sentir le cul pour t’accepter ou pas – ils sentent de loin si tu es des leurs. Tu es là, presque par hasard, avec eux, pas pour les mêmes raisons, tu ne comprends pas ces peintres qui prennent un bout de la rue et l’exposent dans les galeries, Rauschenberg, Jasper Johns, vous grimpez tous aussi vite mais pas les mêmes pentes.
Portrait de l’artiste en jeune square.
Tu es square, déjà mort de sérieux. Tu les as vu tomber. Stan Getz, Chet Baker, star à 22 ans, has been à 23, il n’y a rien de pire que de s’écrouler. Tu te lèves, une série de pushups, pullups, tes roommates se lèvent à midi, tu as déjà quatre heures de solo derrière toi, et le reste du monde t’appartient. Tu crois au travail, tu es le pur produit des US fifties, square et straight, naïf jusqu’à l’arrogance. Coltrane, Miles, tu veux tous les avoir, tu le sais, tu as déjà eu Monk, Bill Evans, tu es de tous les bons plans, il n’y a pas de neuf sans toi, tu connaissais Ornette avant tout le monde, quand on le payait pour remballer son alto en plastique. Tout New York lui court après maintenant, la moitié pour l’adorer, le reste pour le descendre, et toi, tu restes neutre, quand tu n’es pas avec lui, tu es avec Stan Getz déjà ressuscité, à jamais figé dans sa posture détachée, un autre monde, un autre temps. Tu sais que la volonté est plus forte, alors chaque jour, tu sonnes à une porte pour apprendre des nouvelles compositions, être celui qu’on peut appeler au dernier moment, celui qui peut tous les remplacer et être irremplaçable. Tu aimerais qu’on t’écoute, et que tous arrêtent de se perdre dans la défonce et toutes ces conneries, le temps est trop précieux. Tu te demandes pourquoi les musiciens changent de sujet quand tu arrives. Tu es square, déjà mort.
Portrait de l’artiste en vanité.
Les phares percent les arbres alentour. La nuit rode et se déploie autour de la Plymouth. Les couleurs sont écrasées dans toutes les nuances de gris. La tête du passager fait un angle étrange sur le siège. Il a l’air de dormir. Le klaxon bloqué n’a pas l’air de le déranger. Tu connaissais les virages, la US 20, jusqu’à Geneva et plus loin vers Long Island. Il y a bien un moment où tu pourras souffler, prendre une grande inspiration, et laisser ton corps se détendre. Tu as 25 ans, tu es le meilleur, et tu rêves que le sommeil existe.
Memento Mori New York 1961
Texte : bRiFo
Photographie: Eddie Monsoon
Extrait DEDICATE 13 – Été 2007