Actrice atypique, acide et excentrique, Amira Casar évoque les œuvres et les artistes qui peuplent son panthéon intime.
Il a fallu un moment avant que l’exigence d’Amira Casar se confonde avec sa filmographie. Longtemps, son image était floue : cette fille hors norme, au physique aigu, se retrouvait à l’affiche de comédies grand public dont la plus connue reste “La vérité si je mens”. Sa fantaisie baroque y faisait des merveilles, mais ceux qui connaissaient sa puissance de tragédienne restaient quand même sur leur faim. Car Amira était passée par le conservatoire où elle avait travaillé sur des rôles difficiles écrits par Copi ou Peter Handke. C’est là qu’était son goût, et c’est là que le cinéma a fini par la rejoindre en lui offrant coup sur coup quelques-uns des films les plus forts de ces dernières années : “Anatomie de l’enfer” de Catherine Breillat, “Peindre ou faire l’amour” des frères Larrieu, et bientôt “The Piano Tuner of Earthquakes” des frères Quays, ainsi que “Transylvania” de Tony Gatlif. Et dans les mois qui viennent, Amira va tourner avec Raoul Ruiz et Richard Kwietniowski.
Elle est enfin à sa place, même si cette place est éclatée, comme son destin. D’ici et d’ailleurs, Amira l’est physiquement, et aussi dans ses influences culturelles et géographiques. C’est ce qui fait d’elle une personnalité paradoxale, se plaignant qu’on lui demande trop précisément le détail de ses origines, mais qui les évoque très souvent elle-même, regrettant notre époque du tout transparent, mais capable d’un réjouissant parler vrai, à rebours de la langue de bois consensuelle du monde du cinéma.
Paradoxale aussi comme actrice, elle qui s’interroge dans un soupir : “Je ne sais pas si je suis actrice pour me cacher ou pour me montrer.” Comme Amira est l’une des comédiennes françaises les plus sincèrement éprise de culture, nous lui avons proposé d’entrouvrir la porte de son cabinet de curiosités : elle évoque ici les cinéastes avec lesquels elle a préféré travailler et les artistes qui l’inspirent. Le bazar de Casar, les admirations d’Amira. Suivez le guide…
LA CULTURE FRANÇAISE
Je suis partie très jeune à la conquête de la langue française d’où mon désir de faire le conservatoire et mon amour du déguisement. La langue française, je voulais la conquérir, l’honorer, la maîtriser, la malaxer. Il fallait qu’elle soit mienne. Elle l’est désormais car je rêve mes rôles en français. Elle est donc la langue de mon “inconscient”. Je me sens très attachée à la culture française parce que j’adore l’art du débat. C’est le seul pays que je connaisse où des salles de cinéma font des brunchs-débats !
Les Français doivent refuser l’américanisation, d’abord parce que ce n’est pas la même géographie. Mais il ne faut pas non plus tomber dans l’excès inverse : être arrogant avec le passé culturel de la France.
CATHERINE BREILLAT
Beaucoup d’acteurs qui ont travaillé avec elle se sont plaints d’avoir été mal traités. Pour moi, c’est absolument l’inverse : elle m’a appris des choses qui m’ont servi et continueront à me servir longtemps. Avec elle, j’ai vraiment eu le sentiment d’avoir été regardée. Aujourd’hui, je serais prête à la suivre les yeux fermés, sur n’importe quel film : j’ai une confiance absolue.
Quand elle m’a proposé “Anatomie de l’enfer”, j’ai d’abord adoré le titre. D’ailleurs, tous ses titres sont frappants, puissants. Dès la lecture du scénario, j’étais très emballée. Pour moi, ça rejoignait les grands Pasolini : “Salo” ou “Le décameron”. Dans ce film, elle est la cinéaste du rouge et du blanc, comme le drapeau japonais. Le sang chez elle est rouge carmin profond, et le blanc éclatant. Nous adorons toutes les deux “Viridiana” de Bunuel : ce goût commun a scellé notre première rencontre.
Les gens ont focalisé sur le fait que j’ai accepté de jouer nue dans le film. Mais je me sentais parée par le texte : ça change tout. Et puis la lumière n’est pas réaliste : elle vient de la peinture italienne. C’est comme une sorte de voile.
Et surtout, au-delà de ça, j’assume complètement le discours du film sur le corps de la femme, sur la censure, sur l’obscénité. Qui a le droit de censurer, de dire ce qui est obscène, ou de dire ce qui relève du péché ? Comme j’ai été élevée dans l’Angleterre protestante où aujourd’hui encore, on appelle les règles des femmes “the curse” (la malédiction), ce discours me touche.
Peter Sellars m’a dit : “Grâce à ce film, tu vas trouver ta famille.” C’est assez juste si je compte toutes les belles rencontres que j’ai faites, effectivement, grâce à “Anatomie de l’enfer”.
LES FRÈRES LARRIEU
Dans “Peindre ou faire l’amour”, ils m’ont donné une rondeur, un côté charnel, vers lequel peu de cinéastes avaient eu envie de m’amener. C’est un des rôles que j’ai le plus appréhendé car il y avait beaucoup de non-dits. Mais finalement, je leur suis très reconnaissante de m’avoir emmenée dans ce cinéma du silence. Ça m’a fait penser à la pureté de la philosophie de Nietzsche dans la montagne.
LES FRÈRES QUAYS
Ce sont deux fabuleux cinéastes jumeaux qui se sont fait connaître par le clip vidéo “Sledgehammer” de Peter Gabriel. Après, j’ai découvert leurs longs métrages que j’ai adorés comme “Institut Benjamenta”. Ils sont proches de l’univers d’un Guy Madin dont “Saddest Music in the World” vient de sortir. J’ai tourné avec eux “The Piano Tuner of Earthquakes” où je joue une cantatrice qui perd sa voix. C’est presque du cinéma muet, ce que j’avais toujours rêvé de jouer. Et puis il y a comme un clin d’œil à ma mère qui est cantatrice. Ils viennent de l’animation : chez eux, il faut accepter la notion de l’acteur comme marionnette. Ils bricolent les maquettes qui seront les décors du film. C’est une affaire de mains. Catherine Breillat aussi est comme ça : ils ont, tel Cocteau, les mains baladeuses. Les mains interviennent sans cesse dans le cadre, comme si elles parlaient à la place de la bouche.
Avec eux, je partage l’amour d’un de mes cinéastes préférés, Michael Powell (“Les chaussons rouges”, “Le voyeur”). L’un de mes films préférés est complètement hystérique “Narcisse Noir”.
TONY GATLIF
Je viens de tourner “Transylvania” sous sa direction en Roumanie dans lequel Asia Argento et moi jouons deux sœurs. Selon moi, Tony est un néo réaliste païen. Avec lui, il n’y a pas de scénario, juste un pacte de confiance poétique. Il a son film dans la tête. Il est très présent, bouscule le tournage, parle sur les prises. Mais tout ça ne me dérange pas. Sur le plateau, il me fait penser à ce qu’on disait sur Pialat au travail. C’est sûr que ce n’est pas pour les petites natures, mais moi, j’ai adoré ça. C’est un travail organique : tous les jours, ça prend une tournure différente. Mais j’accepte la manipulation. À partir du moment où j’ai choisi de faire un film, je suis très disponible.
Je m’étais cassé la cheville avant le tournage : il a intégré ça au personnage. Ce qui m’a tout à fait convenu parce que j’adore le “body langage”, intégrer le corps au jeu. Tous les acteurs que j’aime jouent comme ça : Denis Podalydès par exemple. D’ailleurs, on utilise le même terme : “le jeu psychophysique”. Quand parfois un geste précède une pensée qui va se verbaliser.
JACQUES FIESCHI
Le fameux scénariste que j’ai rencontré parce qu’il a organisé un petit dîner chez lui au moment du film d’Anne Fontaine, “Comment j’ai tué mon père”, qu’il avait écrit et dans lequel je jouais. Il y a eu un coup de foudre entre nous autour de la coïncidence de notre humour. Il est devenu un véritable repère pour moi. C’est quelqu’un de très élégant, et en même temps de très viril. Et il est aussi très rock’n roll. Ce n’est pas quelqu’un de conventionnel. Je le vois comme un électron libre, comme un enfant. Ensemble, on fait nos blagues sur Marlène Dietrich ou Tallulah Bankead, on parle de Quentin Crisp ou de Cecil Beaton. Avec lui, je suis sûre de ne jamais m’ennuyer.
MES ACTEURS
Depuis les débuts du muet, les acteurs sont des drôles de demi-dieux. Des demi-dieux que l’on aime aimer et humilier. Élever et abîmer. C’est une histoire d’échelle, ils dépassent l’échelle humaine, par le phénomène de multiplication du grand écran.
Le premier acteur dont j’ai envie de parler, c’est Pierre Clémenti. D’abord, il y a sa face d’ange, un visage sorti d’un tableau du Caravage. Je crois que c’est dans “La cicatrice intérieure” de Philippe Garrel que je l’ai trouvé le plus beau, sur son cheval… Mais au-delà de la beauté et de la grâce, pour moi, c’est une figure libre, et aussi une figure tragique : il a subi une grande injustice. On a voulu l’humilier. C’est un sacrifié. J’ai lu son livre “Quelques messages personnels”, disponible en Folio, dont j’aimerais citer un passage : “Travailler avec Bunuel, c’est faire l’apprentissage de l’économie, de la simplicité. Apprendre à ne tenir compte que du nécessaire, du strictement utile, à se mettre tout entier au service de ce qui est principal : la logique souveraine du rêve.”
J’aimerais aussi citer Gary Cooper, le plus bel homme de l’histoire du cinéma selon moi, que les actrices anglaises appelaient Coops.
J’aime aussi beaucoup les acteurs anglais, souvent gays, comme John Gielgud ou Alec Guiness.
MES ACTRICES
Il y en a beaucoup : Tilda Swinton, Jeanne Moreau, Carole Lombard, Anna Magnani, Renée Falconetti, Silvana Mangano, Ingrid Thullin… J’adore aussi Ingrid Bergman qui, quand elle rencontre Rossellini, se met vraiment au service de l’art. Dans “Notorious”, j’ai le sentiment qu’elle se fond dans la vision du metteur en scène. C’est ce que j’aime beaucoup chez Huppert aussi. J’adore cette idée de faire partie des meubles.
Chez Beaumarchais, Magnani et Mangano joueraient tout, de la “Comtesse et Suzanne” à “Marceline la mère révélée”, “La riche et la boniche”. En France, on a tendance à voir tout d’un point de vue social. Moi, je tends à être A-sociale.
LA MUSIQUE
J’ai envie de parler avant tout de la violoncelliste Jacqueline du Pré. Pendant mon enfance en Angleterre, j’ai été attirée par son nom à consonance française, et je me suis mise à écouter sa musique. Ce qui est très important, c’est qu’elle joue avec son corps : peut-être là, on peut faire le parallèle avec ce que je disais plus haut sur le jeu psychophysique de l’acteur. D’ailleurs, on lui a reproché de trop jouer avec son corps. Mais finalement, elle a réussi à imposer ça. Quand elle joue, on a l’impression qu’elle est au bord du précipice. Et puis, elle était très drôle. Dans les années 60, elle a été la première à jouer en minijupe. Tout son destin est romanesque : elle est morte très jeune, après avoir épousé Barenboïm. Elle a bousculé le monde du classique. C’était une rebelle. En musique, j’adore tout ce qui est allemand : Schubert, Strauss, Mahler, Wagner. Mon disque de chevet, c’est “La nuit transfigurée” d’Arnold Schönberg.
LA LITTÉRATURE
Mon livre de chevet est “Qui je suis” de Pier Paolo Pasolini. Le titre en dit long sur ma quête d’identité. Tous les gens qui me touchent ont cette quête douloureuse. J’ai ainsi été frappée par cette question de Charlotte Périand qu’on devrait tous se poser : “Quel homme ou quelle femme ai-je envie d’être ?.” Pour revenir à la littérature, j’aime aussi beaucoup Dostoïevski. Il parle de l’âme de l’homme avec une effervescence très contagieuse. Tu es à la place du personnage, même si tu n’as rien à voir avec lui. Il sait parler de façon unique de la souffrance de l’homme. Il ne se contente pas de gratter. Il va très très loin dans la cicatrice. C’est âpre. C’est l’humanité.
Je lis aussi toutes les biographies d’Elizabeth 1re. Le personnage me fascine.
LA PEINTURE
Là, je voudrais citer mes deux peintres préférés : Le Caravage et Guido Réni. Ce dernier a peint un tableau qui s’appelle “Lo schiavo di Ripa Grande” qui est du Bacon avant l’heure. C’est d’une force : tu as l’impression que le sujet se décompose et va t’emporter avec lui.
Avec tous ces goûts artistiques, on me traite souvent d’intellectuelle. C’est ridicule parce que pour les vrais intellectuels, je n’en suis pas une. Mais j’ai une curiosité vorace, autodidacte, nourrie des rencontres de ma vie et de ma carrière. J’ai eu la chance d’avoir des mentors formidables.
Interview Olivier Nicklaus
Photographie Stefano Galuzzi
Extrait DEDICATE 08 – Printemps 2006