Felipe Oliveira Baptista, le directeur artistique de Lacoste, appartient à cette nouvelle caste de créateur-bûcheur qui gravit les échelons sur la pointe des pieds… L’humilité, le nouveau credo des designers ?
Combien vos journées comptent-elles d’heures ?
Beaucoup, je préfère ne pas les compter… C’est très intense car je me dédouble dans la journée entre Lacoste et ma propre marque. C’est épuisant physiquement mais ça reste très excitant de cumuler les casquettes.
À choisir, vous préféreriez le temps du système D ou celui où vous avez des comptes à rendre à un groupe ?
Je trouve cette période très intéressante, c’est encore une phase d’apprentissage et j’aime me dire que je suis toujours un élève. Je pense aussi que ça vaut la peine de trimer aujourd’hui pour espérer avoir un rythme un peu moins soutenu dans les années à venir…
Le groupe Devanlay vous impose-t-il une certaine pression ?
C’est un groupe important, on se doit d’obtenir des résultats. Il ne faut pas oublier que nous sommes jugés par la presse mais aussi par la clientèle. Cependant, j’ai la chance d’être entouré et assez protégé par le management. On m’a toujours soutenu en me disant qu’on ne peut parvenir à tout orchestrer parfaitement dès le début. C’est rassurant. Mais malgré tout, la pression est là bien sûr.
Vous aimez travailler dans un cadre de travail défini ?
Le processus créatif va beaucoup plus vite quand on sait où l’on va. Le cadre et la structure dans une machine de cette taille aident beaucoup. Le niveau de prix très démocratique est aussi un périmètre. Tout ceci rend mon travail très concret. Ce qui est très différent pour ma marque…
C’est-à-dire ?
J’ai une petite équipe, je n’ai pas les moyens de développer 300 idées. Le budget de développement de notre collection est proportionnel à nos ventes et à notre réalité économique. De plus, nous travaillons un produit très haut de gamme, plus expérimental. Le développement reste très cher. Il faut que je sois sûr de mon idée avant de la concrétiser, c’est une autre approche… J’ai une marge de manœuvre plus aisée chez Lacoste.
Vous vous êtes plongé dans les archives de la maison pour cette dernière collection, est-ce finalement un passage obligé ?
Ce n’est pas un passage obligé mais ce serait aberrant de ne pas le faire car les archives sont à portée de main et renferment des trésors. J’aime regarder en arrière pour créer des pièces dans le langage d’aujourd’hui et les emmener plus loin. Ce sont des points de départ, je ne souhaite pas rendre la marque nostalgique ou passéiste.
Quelle est votre ambition pour Lacoste ?
J’aimerais développer un sportswear plus urbain, c’est-à-dire des vêtements que l’on puisse porter tous les jours de la semaine. Chez Lacoste, les pièces sont toujours très faciles à lire. Il n’ y a pas à tergiverser : on aime ou on n’aime pas. Ce sont des pièces très immédiates. Mais “immédiates” et “simples” ne signifie pas pour autant qu’elles soient ennuyeuses et inintéressantes. Poser un nouveau regard sur la marque, c’est se poser la question de savoir comment créer de la simplicité tout en séduisant la clientèle par les tissus, la couleur et les coupes. Je souhaite sortir du pur coton pour privilégier les mélanges de matières. Nous travaillons beaucoup sur les piqués (fluides ou très épais), le jersey pour des vestes tailleur, les contre collages… Le tout dans un souci de confort car il ne faut pas oublier que nous venons du sport.
Vous souhaitez aussi vous émanciper du logo ?
Le logo est incontournable, c’est l’ADN de la marque et c’est aussi l’un des dix logos les plus reconnus au monde mais, dans le souci d’un vestiaire plus urbain et d’un total look, je ne pense pas que beaucoup de gens aient envie de porter douze crocodiles sur eux, du T-shirt à la chaussette… Il s’agit donc toujours de brander les vêtements mais de manière plus subtile, notamment pour les modèles féminins qui ne marqueront pas la poitrine.
Est-ce difficile d’être jeune créateur aujourd’hui ?
C’est très difficile car il faudrait aujourd’hui qu’un jeune créateur ait l’expérience et la maturité d’une grande maison. On demande à quelqu’un qui démarre d’être une mini marque ciblée, médiatisée, source de profits. Mais quelque part, c’est plus facile aujourd’hui que lorsque j’ai commencé au début des années 2000. Les groupes montaient alors en puissance. Depuis la crise, on porte un nouveau regard et de nouvelles attentions sur la jeune création. La mode s’est toujours nourrie de cette jeune création marginale mais malheureusement, on s’en était beaucoup éloignés. La mode doit séduire et surprendre, cela ne peut être une formule pure et dure. La crise a sans doute aidé au retour des créateurs atypiques et moins standardisés.
L’ère du styliste “superstar” serait-elle révolue ?
Un créateur ne peut plus être déconnecté de la réalité. La starisation au point où nous étions arrivés, ce n’est plus possible aujourd’hui. Ceci dit, il y a encore des maisons où les stagiaires doivent regarder par terre quand ils croisent le regard du “démiurge”. Ce n’est pas ma conception. Je crois beaucoup au travail d’équipe, aujourd’hui plus que jamais car c’est dans une énergie positive que les êtres peuvent donner le meilleur d’eux-mêmes. Malgré le volume de travail et la pression, je reste persuadé que l’on peut s’amuser dans ce métier.
Vous n’avez pas peur de vous essouffler ?
L’industrie adore la nouveauté. On monte quelqu’un d’un coup puis on le zappe pour parler de quelqu’un d’autre. Réussir à maintenir l’intérêt est le plus difficile. Nous sommes dans l’ère de l’immédiateté. On voudrait le succès tout de suite, mais il faut avoir la maturité suffisante pour développer son style, sinon ça retombe comme un soufflé. C’est pourquoi un début très fulgurant peut être assez dangereux. Finalement, je suis assez heureux de ne pas avoir vécu cette explosion précipitée, tout s’est fait petit à petit, j’ai eu beaucoup de chance…
Interview : Marlène Van De Casteele
Photographe Lara Giliberto assistée de Delphine Royer. Réalisation Yoko Miyake assistée de James V. Thomas. Maquillage Carole Hannah c/o Airport. Coiffure Jean-Luc Amarin c/o Airport assisté de Chiao Shen. Modele Nadia Giramata c/o VIVA Paris.
EXTRAIT DEDICATE 28 – Printemps/Été 2012