Je pousse la porte et ma main sur la surface froide se souvient de la nuit, ton corps prisonnier, mon corps qui fait obstacle, ton corps en creux contre le chambranle, et tes vêtements qui tombent un à un comme une pluie d’été. La clé dans la serrure. Le froid, presque. La pénombre à la merci du premier insomniaque, d’une faim soudaine, du dernier clubbeur qui vacille.
Contre la porte close, c’est ton corps qui s’ouvre et cède. La nuit première retient son souffle et s’avale d’une bouchée, la nuit qui monte flambe comme la mèche, sur une étincelle. Plus tard, nous avons ri de cette impatience, sans savoir que dans nos regards avides, nos corps se vidaient de leur lumière. Les souvenirs s’épuisent en ressassant.
J’entre. Au premier pas, le plancher craque du bruit familier que j’ai appris à éviter pour ne pas te réveiller. Les mains glissent sur les murs. Les doigts lisent chaque trace et leurs sillons résonnent de tous les bruits. Dans le couloir sombre, des ombres me frôlent et s’évanouissent. En surface court la grille sale de la bibliothèque que tu parcourais d’un revers chaque matin d’un geste vif. Par habitude, je longe l’autre mur. La pièce qui suit paraît plus grande. A gauche, un coin de métal a laissé l’empreinte du fauteuil favori, une succession irrégulière de poinçons, sans qu’on puisse y lire les soirs passés à s’attendre et se chercher, à se vautrer, à s’endormir, à lire, à manger, à parler, à s’enrouler comme un chat, à s’écrouler, à rire, à s’embrasser, c’était un bon fauteuil.
A l’angle, près de la fenêtre, l’eau a gravé un cercle pâle là où le ficus prenait le jour. A Noël, on y mettait des guirlandes. Une fois, j’ai cassé quelques branches en tombant. Il a bien fallu six mois pour qu’il s’étoffe à nouveau. Il y a aussi ce dîner où l’on était tous ivres et la chute lente et lourde et tes yeux étonnés, ta bouche ouverte qui rit déjà, une chute d’enfant qui se balance sur sa chaise, quand tu dois choisir, emporter la table ou basculer, et s’affaler dans la lenteur, j’ai aimé à la seconde tout ton cinéma, même quand tu cassais des trucs, ce qu’on peut s’attacher à des petits désordres parfois. Sur le sol une légère estafilade.
Dans les veines du bois, un peu de la cire rouge de nos jeux. Entre les planches, malgré nos efforts, le bris d’un miroir s’est incrusté, la trace d’une dispute plus terrible. Un miroir de rien, une glace et puis c’est tout, mais il avait tout vu depuis le début, tu as dû penser que les objets avaient une mémoire. Que nos réflections les habitent. Et que les témoins sont gênants.
Jamais je n’ai été plus aveugle qu’à te regarder droit dans les yeux. Pas un instant ne manque et l’oubli s’échappe toujours.
J’ouvre pour aérer. Sur l’étendoir, des serpillières humides me disent que tu as fini de déménager il y a peu. Des gouttes d’eau noire écrivent notre histoire dans la rue, quelques haïkus que personne ne lira plus.
Texte : Brifo
Illustration : Regis-R Prince of plastic
Extrait DEDICATE 13 – Été 2007