Trois ans de conjugaisons amoureuses. Combinaison juteuse de passion et compromis. On se déguste, on se tripote le “G”, combativité de l’être pour prolonger le désir. Ce qui est long est bon. Lovés sous la couette, des jours et des semaines durant, à se foutre de l’emprise du temps, ivres d’une inconsciente légèreté.
Je me souviens de ces débuts, de cet hiver, quand le “je” apprivoise timidement le “tu”, pour se construire un “nous”.
De cet été, amoureux animal, où l’acte d’amour “encore, encore…” traduit fidèlement les sentiments. Et puis de ces printemps, bourgeonnants de projets et d’envies rêveuses. Doucement, lentement, je prends confiance en cette alliance que chaque année légitime.
Trois ans, durée approximative, illusion du temps qui semble rendre les histoires moins fragiles. Ce temps qui pourtant, s’écoule à une vitesse que l’ivresse des sentiments rend toujours plus rapide.De cet automne reste esquissé, atténué, le vaporeux souvenir d’une fin plus que soudaine, juste incisive. Marathon de l’amour, sprint de la rupture.
La découverte au lance-roquettes. Une, tout juste deux secondes, et me voilà submergée. Un tsunami de peur et de rage, avec cette force naturelle et terrifiante. Le téléphone, engin de torture, qui s’invite chez vous, pervers et indiscret… sonne. J’apprends l’inavouable, planqué derrière des non-dits. “Bonjour”, politesse rituelle d’une douce voix sans visage. “Elle” me raconte, respiration audible, des mots chancellent et me parviennent. “Voilà… Je suis… Sais-tu… J’espère…” On écoute à s’en faire exploser la tête.
Putain d’effet auquel rien ni personne ne vous a jamais préparé.
Je suis foudroyée sur place, comme un gros “BOUM” au cœur, les mains moites et la gorge nouée. Colis piégé qui vous pète au visage, et vient démasquer petits et gros problèmes, emballés, ficelés et mis de côté. Éviter la bavure, professionnel du point final. Tel un tueur à gages planqué au dernier étage d’un building tout de verre et d’acier. On échappe à l’affront, usant et abusant des nouveaux moyens de communication. SMS comme interlocuteur de premier et dernier ordre, violente injection de mots en “intraphone”. Il me déploie l’arsenal nouvelle génération pour clôturer l’infini espace d’un récit à deux. Et je suffoque… Malaise palpable, je sens mon pouls jusque dans mes talons… Rapide, bien trop rapide…
Société moderne, pilleuse de principes, dans laquelle on se plaît à croire que la vitesse rend les choses plus faciles. Alors on anticipe, pour dissiper les effets de ce qui fait si mal. “Je ne veux plus entendre parler de… Tu es sorti de… et tu n’y retourneras… Mets-toi ça dans… Oublie-moi !” Et merde ! On épargne, on projette, utopie délirante d’un quelconque contrôle sur sa vie. Sans s’encombrer du pourquoi, on subit le comment.
Surpris par une rafale de palabres qui semble vous propulser à plus de 100 km/h, à bout de souffle, en bout de course… Rupture brutale, efficacité prouvée. Quelques bouffées d’O, happées comme kidnappées, la sono crache et le corps en mode “laisser aller”, on se découvre une intolérable compréhension. Instinct de survie qui semble vous guider, la tête hors… le corps dans…
Oublier la forme pour toucher le fond, et s’en sortir grandi. Solitude révélatrice, vive et corrosive, qui saisit sans hésiter, chaque membre de votre cœur, jusqu’aux extrémités. Impulsion salvatrice, juste un battement, signe de vie. Mélange détonant, comme une bombe à retardement, d’injustice et de rancœur.
Le business des sentiments ne pardonne aucune faiblesse et n’épargne pas l’amoureux transi. Envie de revanche, je veux l’impossible surprise d’une nouvelle assénée, juste derrière la nuque. FATALE ! Tenter la riposte, blessée mais convaincue, comme dans un vieux western où même à terre, on ne s’avoue pas vaincu. Un coup de fil, puis deux, puis trois, puis quatre. Répondeur, répondeur, grossière erreur et personne pour répondre aux abominables questions. Envie pressante de déranger les plans établis… Gâcher cette facilité avec laquelle on place “the end” au milieu d’un nous. Rassembler les cendres de sentiments calcinés. Trop court, beaucoup trop court. Ralentir le rythme sans céder aux pulsions. Prendre le temps de souffrir pour se dépasser. Laisser sécher ses plaies au soleil, étendues sur la corde raide.
Clôturer une histoire d’A…, besoin de vitesse pour ne pas détailler. Aller plus vite, encore plus vite… Sprinters de la séparation, naufragés des considérations, égarés et hagards, juste toujours trop pressés. Plus de sentiments en stock, insuffisance de marchandises. Alors on prend la fuite pour éviter requêtes intempestives et autres remboursements. Pas de communication, pas même un “NON”. Non-sens d’un silence, si retentissant que les aiguilles alarmées de l’horloge en restent figées. Poste de télévision sous pression, économiseur de réflexion, les images défilent, on zappe. Faut pas crier, agrippé à ses principes pour respecter la pseudo-sérénité d’une bonne cohabitation entre voisins. “Chers locataires, vous êtes priés, en toutes circonstances, de fermer votre gueule.” Le message est passé… Peu importe l’état de son destinataire… “Aucun dégât n’est à déplorer à l’exception de la seule et unique victime.”
Réaction impulsive, excessive, qui pue le dérapage grotesque. Faute de “frappe”, on se défoule dans des actes frénétiques. La porte claque, les clefs sont restées à l’intérieur. Course effrénée sur cet accordéon de marches étrangement raides. Respiration ha… le… tante… Foncer, foncer, effort physique poussé à l’extrême. Le corps est un bolide vrombissant, qui traverse le hall, se heurte à la porte, pour s’échapper, lavé par la pluie. Lumières “éclair”, il fait presque nuit, la tête emplie de ce foudroyant point final. Lancée au triple galop, à la poursuite d’un “fumer tue” en guise de calmant, je file droit au but. Vertigineux débit qui réclame son compensateur. Coup d’œil expéditif et sourire immédiat. Je réalise. Projection approximative de mon reflet en vitrine. Chaussons-lions et pyjama “Titi sans gros minet”. Public réceptif, je fais un tabac. Killeuse improvisée dans son look tapageur. Vélocité des gestes étonnamment brouillons. Je pointe embrouillée, billet d’euros et papier de loto, vestige d’un temps où le jeu s’est fait à deux. Le maître des lieux dégaine mon ticket. J’en oublie l’enjeu, heureuse de pouvoir savourer la première bouffée du restant de ma vie. Un tir à bout portant, scène “choc” en cinq actes quasi simultanés. Cinq… sonneries retentissent. Quatre… yeux sur un ticket. Trois… secondes pour réaliser. Deux… visages décomposés. Un… même verdict. “Gagné.”
Texte : Jessica Segan
Illustration : Missbeck
Extrait DEDICATE 11 – Hiver 2006/2007