J’ai ma tête des mauvais jours, victime d’une nuit pitoyable. J’ai rêvé qu’ils étaient tous à poil pour protester contre une pseudo maltraitance, une grève des mannequins, en temps de crise, ce n’est pas si dingue !
J’ai enfilé mon peignoir, 100% soie, blanc. Roméo s’étire, le poil 100% angora, blanc, légèrement embrouillé. Il quémande les faveurs de son maître d’un ronronnement régulier. J’appelle Matteo. “Ciao Matteo, c’est Maurizio. J’ai besoin d’un massage. Tout de suite.” Paris s’agite déjà, j’allume une cigarette et hume l’air pollué d’une avenue chic de la Capitale, embouteillée. Le téléphone sonne, “Patrizia, ciao Bella, tu verrais ma tête. Je fais peur. Il me faut des vacances, je vais prendre une coach. Prêt ? Jamais ! Ma oui, tu me connais. J’attends la critique, Lô ci, Lô ça… Ciao Bellissima. Un bacio.”
20 minutes de massage, Pavarotti s’exclame et Matteo s’acharne à me détendre. En vain. J’enfile ma tenue des grands jours. Veste de smoking impeccable, jeans et lunettes noires. A man in Black assailli par son blackberry. Les vrais et les faux amis, les opportunistes, les indispensables, compétents et incompétents, toujours intéressés. La liste des invités d’un défilé de haute couture, c’est de la physique quantique, une vraie prise de tête! On compose en redoutant l’omission, accablé par les quémandeurs du 1er rang. “Ma voyons Freya? C’est la beauté qui perturbe et fait agiter les plumes ! 1er rang, basta!”
Je prends place à l’arrière d’une berline. On me conduit à quelques mètres, dans l’antre royal où je présente ma collection. Je succombe à la tentation d’une coupe de champagne, grisante, et regarde amusé les looks barbares de la gente parisienne. La voiture freine plus que soudainement. Je renverse mon champagne… Laisser sécher. “Ma Vincenzo, tu es fou de piler comme ça. Ce petit con n’avait qu’à pas être là ! “Rapido”, et bien pas assez… On se prend pour Fangio dans son collant orange, stupido !” J’arrive.
Pas le temps de poser les deux pieds au sol, le visage déconfit de cette jeune assistante ne présage rien de bon. Les yeux rougis prêts à quitter leurs orbites, elle distille quelques mots avec la plus grande peine. “MMMManananque un mannequin…” C’est moi qui manque cruellement d’oxygène, happé par une vague de pessimisme que j’avais enfouie au plus profond de moi. Défaillance passagère, invisible à l’oeil nu, je garde mon calme, olympien. Rien ne transparaît, gestuelle gracieuse, voix placée audible sans jamais être criarde, je ne hausse pas le ton. J’inspire, expire et je le vois, planté immobile dans son fuseau orange du plus mauvais goût. Fangio en personne. Cet as du guidon va pouvoir racheter sa conduite : “Combien mesurez-vous ?” Allons pas de chichi. “S’il vous plait, enfilez ce costume et mettez-vous dans la queue. Il faut suggérer un déhanché nonchalant sans en faire trop. On regarde droit devant. Pose face aux photographes, et on repart, avez-vous bien compris ?” Le pari est risqué mais l’audace est une vertu qui m’honore. Et puis le mâle a le physique, pas farouche, je suis sauvé.
La musique est lancée, le défilé commence. C’est au tour de mon cycliste le pas un pas lourd, l’homme se défend. Et puis se fige. Une statue diablement bien sapée, les yeux agrippés à ceux de ma Freya, fascinante. Je devrais être terrassé mais la scène est plutôt touchante, un coup de foudre sur le podium, les flashs crépitent, c’est le succès assuré. Fangio a repris ses esprits, retour en coulisses, le public est en liesse, je mime l’indignation. “Bon, rien de grave mais ne recommence pas. Tu seras devant pour mon final.” L’homme transpire l’émotion, je fais appeler Freya et pars saluer suivi de mon étalon. Succès ! “Ah, je vous présente la plus belle, princesse Freya, … ” “Akim. Moi c’est Akim.“ Je pourrai fredonner la suite, le sentiment naïf et la réalité fracassante. Mais je suis joueur, l’homme a peut être sa chance. Une fausse princesse et son mannequin d’un jour. Je me fais cupidon d’un soir, avec un brin d’espoir, mon joli couple s’éclipse d’une démarche charnelle, charmante.
Lunettes noires à la terrasse d’un café. Matinée de décompression, j’attends les résultats d’un pari risqué.La voilà divine sur une bicyclette, le chignon juste défait. Sa robe de la veille esquisse des va-et-vient aux mouvements du pédalier. Je la sens amoureuse, j’étais peut-être dans le vrai. Elle me sourit d’un air faussement agacé. “Maurizio, on est pourtant ami ! M’envoyer dans les bras d’un coursier… J’ai dû voler et m’envoler sur son vélo “L’amore non ha prezzo.” Maurizio le Romantique, j’ai camouflé les étiquettes pensant que l’amour feraitle reste. Perdu ! Mon pari et mes illusions dans un Paris maudit. Je demande l’addition, il est déjà 13h : “Matteo, j’ai besoin d’un massage, tout de suite !“
Texte : Jessica Segan
Illustration : BS
Extrait DEDICATE 21 – Automne 2009