Après une absence abyssale, la soul sombre et hypnotique du groupe phare de Bristol refait surface.
Voilà 10 ans que l’on attendait des nouvelles de Portishead, qu’un nouvel album, sans cesse annoncé puis retardé, se faisait désirer…
Au milieu des années 90, “Dummy”& “Portishead”, deux disques crépusculaires composés par Beth Gibbons, Adrian Utley et Geoff Barrow, font de Bristol (également la ville de Massive Attack) la capitale du trip-hop, genre musical où se télescopent rock, soul et hip hop. Formellement novateurs, portés par une interprétation bouleversante, ces chefs-d’oeuvre de soul urbaine ont marqué leur temps. Après l’enregistrement d’un album live à NY, le groupe disparaît. Et le trip-hop avec.
Depuis plusieurs semaines, un véritable album studio est enfin confirmé, après bien des années de doute, d’enfermement et d’introspection. Au Festival All Tomorrow Parties, fin 2007, Portishead fait même son premier retour scénique, et quelques chansons sont alors dévoilées – mettant un terme aux rumeurs de split éventuel -. Jamais il n’avait été question de séparation au sein du groupe ; le trio avait bien fait une première tentative de retrouvailles en 2001 mais il aura fallu attendre 2004 pour que l’inspiration revienne complètement, de plein fouet. Entre temps, Beth Gibbons aura pu enregistrer un très bel album solo et Geoff Barrow produire The Coral. Depuis 2004, Portishead travaille enfin et sans relâche sur leurs nouvelles chansons, dessinant méticuleusement les contours d’un album attendu. Quand on a plus ou moins révolutionné la musique en dyna-mitant le songwritting, on ne peut pas décevoir. Force est de constater à l’écoute de “Third” que Portishead a su garder à la fois toute sa pertinence et sa profondeur.
Dès “Silence”, le premier morceau de l’album, l’air est oppressant et on suffoque presque : guitares saturées, distorsions, percus, basses sourdes, crépitements… La voix de Beth Gibbons, pure merveille d’émotion dévastée, parvient seule, toujours sur le fil, à nous extirper du vertige. Ses mélodies luttent mais toujours s’imposent et l’émotion naît justement de ce fragile équilibre. La grâce au cœur du chaos. Sur le très Pink Floyd “We Carry On”, morceau long de 6 minutes & véritable pierre angulaire de l’album, le spectre du prog rock hante. Ailleurs sur “Hunter”, une folk chatoyante se laisse torturer par les machines, pour finalement retomber sur ses pieds, tout en douceur. Sur le premier extrait de l’album, folk encore – le magnifique “The Rip”-, la voix rappelle Nico. Des claviers post 70ties viennent emporter la chanson dans un tourbillon rétro-futuriste. Un interlude country apaise le tumulte général, mais ensuite “Machine Gun” emporte tout sur son passage : rythmique martiale techno, chant désespéré & synthés s’entrechoquent sur un final krautrock.
Sur l’inquiétant “Plastic”, les hélices d’un hélicoptère donnent le rythme. Plus loin, les orgues résonnent sur des loops psychédéliques dignes des Doors. Heureusement, Beth calme enfin le jeu sur un “Magic Doors” presque christique – peut-être le plus beau titre de l’album -.
Sombre, électronique, rock et épique, l’album est à la fois vintage et avant-garde, et finalement tout à fait dans l’air du temps. Fini les volutes trip-hop et les beats façon Dj Premier. Ici, guitares et larsens ont la part belle. Les rythmes tribaux assurent la transe et les synthés attisent le mystère, un peu comme chez les givrés Turzi ou les tripés Zombies Zombies. Influencé par Can, Kling Klang, Joni Mitchell et Kraftwerk, “Third” est un album intemporel même si moderne, à la fois urbain et champêtre, chaud & glaçant. Fort de ces contradictions, “Third’ est-il sans doute surtout à l’image du groupe : terriblement humain. Douceur et violence cohabitent ici en parfaite harmonie. Portishead est un groupe vulnérable qui a pris son temps comme pour mieux se protéger du monde extérieur. Pour mieux puiser au fond de lui l’inspiration & l’urgence nécessaires à ce disque intense et
passionnant. Reste à espérer que le prochain sorte avant 10 ans…
Texte : Philippe Laugier
EXTRAIT DEDICATE 16 – Printemps 2008