Attention : Yvan Gradis n’est pas contre la pub mais contre son système invasif, et sa propension à vouloir occuper la moindre parcelle d’espace potentiel : la pub est une arme qui utilise des moyens agressifs pour polluer à la fois l’imaginaire et l’environnement visuel, moyens contre lesquels il faut savoir se défendre.
Yvan agit souvent localement, mais pense global : en près de vingt ans, ce quinqua tranquille, doux comme un félin, a constitué presque sans le vouloir, avec beaucoup d’autres, un tissu de réseaux collectifs nationaux de pétitionnaires, de déboulonneurs de panneaux, de barbouilleurs de 4 x 3, d’arracheurs de placards et autres réclames jugées inacceptables. Yvan est toujours zen.
Sa placidité, sa gentillesse, son goût des belles lettres, tout ça force le respect. Il nous explique pourquoi et comment ce combat est, à ses yeux, essentiel.
Lors de vos nombreuses actions sur le terrain (“les barbouillages ”), on vous sent déterminé, mais on a envie de vous comparer à un Don Quichotte : le système publicitaire continue de tourner, d’engranger des milliards, d’occuper les territoires… A quoi bon tout ça ?
C’est une question que je me pose sans cesse depuis toutes ces années, depuis 1981. Le 11 octobre – à moins que ce ne fût le 10 ou le 12 -je me trouvais, comme touriste, dans une station de métro de Londres. J’avais 23 ans. Je ne pouvais me douter, en abordant l’escalier mécanique pour remonter vers la surface, que ma vie en ressortirait bouleversée. Que se passa-t-il exactement ? Cet escalier était bordé d’une série de petites affiches publicitaires sur lesquelles, tandis que je me laissais entraîner, mon regard vagabondait. Subitement, vers le milieu de la montée, je pris l’une d’elles en flagrant délit de gavage et, au même moment, je me surpris moi-même, le regard happé par cette affiche : c’était, à travers mes yeux, dans mon cerveau qu’était en train de se déverser tout le contenu de l’image, et cela sans que je l’eusse en rien décidé ! Je regardai cette affiche en toute inconscience : c’était un viol sous hypnose !
Et ensuite ?
Je commençai, dans la seconde même, à détourner le regard de toute affiche, aussi promptement que l’on retire sa main du feu d’où on l’a laissée approcher par inadvertance. Donc, dès le départ, je suis parti en réaction non pas à la publicité mais aux procédés publicitaires. La propagande publicitaire a besoin de plusieurs mètres carrés, de gigabits de bande passante, pour dire des choses inessentielles : c’est un énorme problème.
On peut dire que tout a commencé avec l’amitié ?
Je suis seul de 1981 à 1988 : ça forge une âme ! Sur le plan militant, je suis parti de rien. Pas de chapelle. Pas de maître à penser. J’ai agi comme une araignée, tissant sa toile maille après maille. En 1988, je rencontre deux autres frères d’armes, nous devenons un collectif. Ce n’est pas une secte. Des rencontres humaines pour des actions militantes. Et en tant qu’initiateur, je m’interroge en permanence sur le sens de tout ça. D’abord Jean-Paul Lerat, “professeur de musique retraité habitant un petit village de l’Allier”, qui avait eu l’audace de faire signer à 80% de son village une pétition contre les coupures publicitaires à la télévision et de créer dans la foulée l’Anadet (Association nationale de défense de la télévision). Nous nous sommes rencontrés le 28 mai 1988, ainsi que Robert Heymann, cofondateur de l’Anadet, et je suis devenu leur relais parisien : ils avaient le double de mon âge.
Vous créez le Publiphobe dans la foulée ?
Le Publiphobe est un bulletin format A4 recto verso très austère que j’ai lancé le 1er janvier 1990. Après plus de 100 numéros, son statut reste plus que jamais : “Faire prendre conscience des procédés publicitaires ou autres, destinés à mettre en condition l’opinion publique ; sensibiliser le public aux nuisances écologiques, aux déséquilibres sociaux et aux risques de manipulation psychologique liés à l’emploi ou à l’abus de ces procédés ; réfléchir sur les enjeux avoués ou non de ces derniers ; organiser des contre-pouvoirs”. En mai 1992, j’ai quitté l’Anadet tout en restant fidèle à mes deux compères d’alors, pour moi synonymes d’intégrité pour tous ceux qui ne se résignent pas à voir leurs contemporains livrés au décervelage orchestré par la télévision publicitaire.
Comment rester motivé ?
D’abord, par le plaisir de la subversion : je me libère de nœuds, je me sens moins malade à force d’actions sur le terrain. Ensuite, l’idée de créer une vibration chez les gens : en essayant de changer le regard chez les autres, on se situe dans l’espoir d’une contamination : non violente, elle se propage d’individu à individu par contagion – c’est la prise de conscience. D’autre part, la publicité est un thème carrefour, très riche, qui soulève beaucoup de questions et, les fronts de lutte antipub (TV, cinéma, école, transports publics) sont vastes, étendus, ramifiés. Ce ne sont donc pas les champs d’action qui manquent.
Et l’organisation ?
Je ne suis pas un meneur d’hommes mais je reste fidèle. Ma première arme c’est la ténacité. Je suis le permanent de la cause. Les gens sont sûrs de me trouver à l’adresse du Publiphobe. L’important c’est d’être physiquement là comme un pilier. Je demande par ailleurs à ce que l’on soit récupérés, je n’ai pas peur, j’ai créé cet outil qui ne demande qu’à être pris en mains, par des états, des partis, des individus. C’est ce qui se passe. La liste des collectifs apparue en France depuis 1990 s’allonge [voir plus loin].
Tout de même, les publicitaires vous trainent en justice… En 2007, vous avez connu 7 conduites au poste pour barbouillage, une condamnation pénale (le 9 mars, à un euro) et en 2008, déjà conduites au poste plus la confirmation en appel de la condamnation (le 5 mars)… Des méthodes pour ne pas finir sous les frais de justice ?
Absolument. Libre à chaque collectif de changer de mode d’action au grè des circonstances: Relève des barbouilleurs, recouvrement, barbouillage au blanc d’Espagne (effaçable donc), etc… on doit faire signer des pétitions avec appel au peuple (c’est un droit citoyen) pour une désobéissance civile face aux publicités intrusives dans les espaces collectifs ; on peut interdire aux diffuseurs de prospectus d’envahir notre cage d’escalier (aucune loi n’autorise le prêt du passe de la Poste) ; on peut recouvrir certains placards publicitaires de posters gratuits crées pour l’occasion par des artistes. Je peux continuer comme ça longtemps. La plupart de nos actions sont non-violentes. Nous aurons le système à l’usure. Par notre seule présence. Face aux géants, restons zen. Adoptons la posture du lion. Face aux décideurs, j’attends la baisse de l’occupation publicitaire des territoires urbains. Je suis sûr que nous allons gagner : la confusion de la justice face à la désobéissance civile antipublicitaire qui se propage partout en France et dans le monde en témoigne.
Le Publiphobe : 67 rue Saint-Jacques 75005 Paris
Points de repères :
1989 : création d’Adbusters par Kalle Lasn et Bill Schmalz (Vancouver, Canada)
1992 : Yvan Gradis, François Brune et René Macaire créent “Résistance à l’Agression Publicitaire” (RAP).
Juin 2000 : Sortie du livre No Logo, la Tyrannie des marques de la canadienne Naomi Klein
6 février 2008 : le philosophe Edgard Morin apporte son soutien aux barbouilleurs
Mouvements frères :
RAP (Résistance à l’agression publicitaire) : 53 rue Jean Moulin 94300 Vincennes – www.antipub.org
Paysages de France : MNEI 5 place Bir-Hakeim 38000 Grenoble http://paysagedefrance.free.fr
Casseurs de pub (Lyon) www.casseursdepub.org
Collectif des déboulonneurs : 24 rue Louis Blanc 75010 Paris www.deboulonneurs.org
La Meute (réseau contre la publicité sexiste) Paris 12e www.lameute.fr
http://bap.propagande.org/modules.php?name=Publiphobe
Brigade Anti Pub : http://www.bap.propagande.org
Propos recueillis par Philippe Di Folco
Published : été 2008 – DEDICATE 17