1968, jeux olympiques de Mexico, deux hommes debout sur un podium, médaillés d’or et de bronze, Tommie Smith et John Carlos, la tête baissée, lèvent au ciel un poing ganté de cuir noir. Un geste souvent et faussement attribué aux Black Panthers. Entrés dans l’histoire au côté des grands noms qui se sont battus pour l’égalité des hommes noirs, aux Etats-unis, personne n’est là pour accueillir les champions. Le nouveau champion du monde du 200 mètres, sera évincé des compétitions nationales et internationales. Invité de Puma, son sponsor de toujours, nous rencontrons Monsieur Smith, de passage à Paris pour la sortie de son livre “Silent gesture”.
Tommie, qu’avez-vous fait ces quarantes dernières années ?
Après Mexico, je suis retourné à mes études à l’université de San José, je voulais terminer ce projet, il n’y avait pas moyen de tout arrêter et d’oublier les 4 années que je venais de passer à l’université. J’en suis sorti avec un MBA et depuis j’enseigne. J’ai aujourd’hui 64 ans, cinq enfants, ma femme en a quatre, ce qui fait à nous deux un sacré paquet de petits enfants. Je vais à l’église, je parcours le pays pour participer à des meetings sur les droits sociaux, j’ai finalement une vie normale, très simple, marquée par l’excitation et la détermination.
Retour à 1968, le Révérend King est assassiné juste avant les jeux olympiques, que ressentez-vous à ce moment là, un besoin de lutter ?
Tout d’abord, la lutte a toujours fait partie de la vie des personnes noires aux Etats Unis, d’ailleurs deux de mes discours s’intitulent, “The struggle continue” et l’autre “My stand, your challenge.”. Les années soixante marquent en effet un tournant, l’assassinat de Martin Luther King, du président Kennedy, de Malcom X sont les plus connus, mais des centaines de personnes sont mortes dans l’anonymat en luttant pour l’égalité des droits humains, et je parle de droits humains pas seulement de droits civiques. Beaucoup de gens ont voulu croire que Mexico 68 a été un sursaut, mais les actions existaient depuis bien longtemps, celle-ci fut juste un peu plus visible. Aujourd’hui encore, rien n’est réglé, tout continue, le racisme et l’ignorance en Amérique. Il y a beaucoup de pays où ni les droits humains, ni les droits civiques, c’est-à-dire ceux qui vous sont donnés par la loi ne sont respectés. J’ai conscience que ce n’est pas le discours d’un athlète “normal”, je suis sûrement un peu différent, mais je parle ainsi. Je connais mes droits et j’ai la volonté de continuer de la manière que je juge bonne. J’ai la chance d’enseigner et de pouvoir communiquer des valeurs de respect aux enfants.
Avant 68, vous étiez déjà dans la lutte pour les droits ?
Je viens d’une famille pauvre, mes parents avaient peu d’éducation, mais même si parfois il leur était difficile de communiquer, ils ont toujours gardé leur dignité, en travaillant dur et en élevant leur famille. Jeune, je ne comprenais pas ce qui se passait vis-à-vis des personnes noires et des autres, personne ne me l’avait jamais expliqué, je marchais simplement dans les pas de mon père, et je trouvais ça honorable. C’est seulement plus tard, quand j’ai commencé à comprendre, quand j’ai vu les classes, les droits, ces inégalités, que je me suis intéressé au social. Et lorsque athlète, je suis arrivé sur une plate-forme mondiale, j’ai compris que je pouvais vraiment participer au changement. Mexico n’était pas la première fois que j’essayais, mais ce fut la première fois que l’on m’entendit.
Aujourd’hui, votre geste est entré dans l’histoire, aux cotés de Martin Luther King, de MalcomX, de Rosa Park, Comment est-ce arrivé ? Aviez-vous pensé aux conséquences d’un tel acte ?
A l’époque, nous, les jeunes athlètes noirs, nous nous demandions si nous devions boycoter ou non les jeux, et pour certains ce n’était pas envisageable aux vues des pressions qui existaient dans leurs Etats. Jesse Owens, membre du comité olympique, est venu nous parler des règles et des procédures, il était envoyé par le comité pour savoir ce que nous préparions, ils étaient même prêts à nous “soutenir”, mais c’est la dernière chose que nous souhaitions : des règles imposées pour défendre des principes de liberté et d’égalité. Par contre, nous savions que ce que nous allions faire n’avait aucun précédent. Nous avions conscience que ce type de revendication dans un stade olympique, neutre, provoquerait des réactions extrêmes, par la suite, nous avons même subi des menaces sur nos vies si nous réitérions nos actions. Cependant, Mexico 68 a ouvert une voie pour ceux qui ne savent pas comment agir et qui ne peuvent pas parler, le “Cry of Freedom” c’est ainsi que l’on peut appeler notre geste. Ensuite les choses avancent, évoluent, mais une personne doit à un moment se lever et prendre positon pour le maintien de la liberté.
Le système est bien fait et récupère tous les mouvements. Vous élevez la voix et vous vous retrouvez avec des posters, des cartes postales et des t-shirts à votre effigie.
(rires) Il n’y a rien eu de fait sur moi après 68, finalement j’aurais sans doute aimé, ça aurait permis de continuer à véhiculer mon message. Seulement, j’ai été qualifié de gauchiste, de militant radical, de communiste, tout le mode me fuyait, nous fuyait. Mais, nous n’avions pas l’intention de rester sans agir, si nous avions pu parler, nous l’aurions fait, mais voilà nous n’avons jamais dit un mot, Tommie Smith n’a pas parlé, mais cette photo du “Silent gesture” est un espoir pour ceux qui ressentent la nécessité de se lever pour une cause, car si vous ne vous levez pas pour quelque chose, vous tomberez pour n’importe quoi.
Le prix à payer ?
Ce qui a choqué c’est que c’était un geste politique, jamais fait auparavant, et de surcroît fait par de jeunes noirs pendant une cérémonie solennelle de remise de médailles et voilà l’insulte qui a été faite aux principaux sponsors, bailleurs de fonds et hommes politiques américains. “You don’t embarass America”. Mais ce qui aurait dû embarrasser l’Amérique c’est qu’elle n’a rien fait pour éviter ceci, pour que l’égalité existe et que nous n’ayons pas besoin de dire ces choses. Nous étions jeunes incapables de parler pour expliquer au monde ce qui se passait, mais avec le Silent Gesture, le message est passé.
En deux mots, Obama ?
Je pense que c’est le meilleur candidat que les démocrates pouvaient choisir. Et je pense qu’aujourd’hui, il faut que les choses changent. Je suis encore plus heureux que ce soit un candidat noir. Ça ouvre des portes qui pour beaucoup n’existaient même pas. Souvent on me demande “mais de quelles portes parlez vous ?”, alors je leur réponds “wait and see”, le changement est en route.
“Silent Gesture : The Autobiography of Tommie Smith” aux éditions Temple University Press
Interview : Olivier Bouché
Photographie : D.R / Eddie Monsoon
EXTRAIT DEDICATE 18 – Automne 2008