Le jour, il photographie. La nuit, il imprime des visages . Reconnaissable entre mille avec son visage tatoué de barbelés, Sven Marquadt est portraitiste et physio d’un des meilleurs clubs au monde, le Berghain. Ce pur produit de la scène underground de Berlin-Est, rencontré dans un café cossu de Mitte, partage avec nous sa vision de la nuit berlinoise, d’hier à aujourd’hui.
Vous souvenez-vous de vos débuts en tant que photographe ?
J’avais 16 ans quand je me suis inscrit à une formation à Berlin-Est. J’ai étudié pendant deux ans la photographie de façon très classique. À l’époque, je ne voulais pas particulièrement être photographe. À vrai dire, je ne savais pas vraiment ce que je voulais faire dans la vie. Je savais que je ne voulais pas travailler dans la production, ni être assis dans un bureau. En réalité, je me suis orienté non par passion au début mais plutôt par hasard… J’ai saisi une opportunité car une place se libérait pour un boulot à la télévision dans l’unique chaine de télé de Berlin-Est de l’époque “Fernsehen der DDR”. Travailler pour la télévision me donnait l’illusion d’avoir une certaine liberté mais avec le temps, je n’étais plus très satisfait de ce boulot. J’ai donc commencé à travailler dans un théâtre. J’ai toujours plus ou moins essayé de garder une forme de liberté mais ce n’était pas toujours facile à Berlin-Est…
Quels ont été vos premiers modèles ?
Pour mon plaisir, j’ai commencé à photographier des personnes de mon cercle de connaissances. Des gens “différents”, un peu comme moi à l’époque ! Mon premier cliché représente Robert Paris, l’un de mes amis qui dort maquillé. C’était en 1984, j’avais 22 ans. Ses parents étaient des artistes berlinois renommés pendant la DDR, le père était peintre, et la mère photographe. Elle fut mon mentor à l’époque.
Vous évoluiez alors au sein de la scène underground berlinoise…
À Berlin-Est, avant la chute du mur, Il y avait un petit cercle de gens créatifs, cette scène était plutôt restreinte. Il existe un film, réalisé par Wilms “ein Traum in Erdbeerfolie”, qui évoque ce contexte underground ainsi que le milieu de la mode à Berlin Est. Le réalisateur a transposé ce mode de vie de l’époque dans la vie d’aujourd’hui, ce qui ne fonctionne pas très bien selon mon point de vue. En revanche il illustre très bien la vie du temps de la DDR.
Est-ce à ce moment-là que vous avez commencé à travailler en tant que portier ?
J’ai commencé plus tard, en 1993-1994… presque dix ans après mes premières photos.
Vous êtes le gardien du temple du Berghain, collaborez-vous aussi avec le label du club : Ostgut Ton ?
Oui, à travers les photos. Les bookers avaient besoin de photographes et m’ont sollicité. C’était un projet très intéressant, j’ai une grande admiration pour tous les artistes d’Ostgut Ton que j’ai photographiés jusqu’à présent. Même si je ne suis pas un grand fan de techno, je trouve leur musique vraiment géniale. L’an dernier, les artistes ont eu le choix de collaborer avec le photographe de leur choix pour leur promo. Six ont décidé de collaborer encore avec moi : Len Faki, Marcel Dettmann et Marcel Fengler… Bientôt, il y aura aussi Tama Sumo et Function.
Est-ce que l’inspiration vous vient parfois d’un visage repéré dans la file du club ?
Ce n’est pas forcément prémédité. Je ne me dis pas “Ah super ! Ce soir, il y a des super visages pour mes photos !” (rires). Je me concentre sur mon travail de physio et la responsabilité que j’endosse avec mes collègues : faire que la soirée se déroule dans les meilleures conditions. C’est déjà une tâche importante ! Mais je crois que dans l’ensemble, en tous cas, toutes ces nuits, toutes ces personnes, ainsi que l’internationalité de Berlin m’inspirent.
Que répondez-vous à ceux qui affirment que les français ou les groupes de touristes en général ne sont pas appréciés à la porte du Berghain…
Je ne suis pas d’accord. Nous acceptons évidemment toutes les nationalités. Les groupes ne nous dérangent pas non plus, nous pouvons accueillir un groupe de 10 personnes sans problème. Ensuite, évidemment, nous décidons de manière subjective! Mais il y a autant de berlinois qui n’entrent pas que de personnes d’autres origines. Mes collègues me racontent parfois des histoires absurdes ou les conseils que certains s’échangent sur internet, ça nous fait souvent sourire… Mais évidemment, je comprends parfois la rancune que certains peuvent avoir lorsqu’ils ne rentrent pas.
Qu’est ce qui vous énerve le plus dans ce milieu de la nuit, ou dans ces gens de la nuit ?
L’irrespect m’insupporte ! Je travaille à l’entrée du club d’Ostgut depuis près de 17 ans, je n’arrive toujours pas à m’y faire et je crois que cela ne risque pas de s’arranger avec l’âge ! (rires)
Qu’est ce que cela vous inspire d’être devenu l’emblématique légende de la nuit berlinoise ?
J’apprécie l’intérêt que chacun peut porter à mon histoire, ça sonne plutôt comme un compliment dans la forme.
Vous a-t’on déjà refusé l’entrée d’un club ?
(rires). Eh oui… C’était il y a très longtemps, ici, à Mitte dans la Torstrasse, avec mon assistant, on n’a pas pu entrer au White Trash, à l’époque où le lieu, un ancien restaurant chinois, était encore là-bas. Le patron ne m’a pas donné l’accès à son club car à l’époque j’avais refusé l’entrée à un de ses amis… C’était un peu sa façon de se venger.
Est-ce que vous sortez encore à Berlin et si oui, où ?
Non, je ne sors plus beaucoup. Je travaille 2 nuits par semaine. Le temps où je sortais dès le mercredi soir est donc révolu !
Quelle serait votre nuit idéale ?
Aujourd’hui, mes nuits sont bien différentes de celles d’il y a 10 ans… Ma conception de la nuit “parfaite” aussi. Je dirais qu’une soirée réussie est la solution d’une équation à plusieurs envies : sortir manger, se reposer, aller au ciné. Finalement, c’est très conventionnel ! Et beaucoup plus calme qu’avant… Je peux passer une bonne soirée à la porte du Berghain également en croisant des gens qui sortent jusqu’au petit matin et qui sont heureux. Il y a des lundis, où la fête se prolonge jusqu’à 7h du matin et où malgré le fait que j’ai travaillé, je rentre satisfait de ma nuit, en me disant que la fête était réussie.
Vous travaillez le samedi soir souvent, est-ce qu’il vous arrive d’aller dans le club à la débauche ?
Ça ne m’est pas arrivé depuis longtemps ! Cela m’arrive d’y aller quand je rencontre des gens à la porte. Mais j’ai du mal à y rester anonyme, il y a toujours quelqu’un pour venir me parler, me remercier de l’avoir fait entrer ou l’inverse! Le dimanche, c’est une clientèle d’habitués. C’est donc plus ce jour-là que je viens observer le Berghain depuis l’escalier qui mène au Panorama Bar. Et je ne me lasse pas alors de voir et regarder, le club, le public et ce qui est, pour moi, la “ nouvelle génération”.
INTERVIEW Pauline Lévignat
PHOTOGRAPHIE Jan Behrendt, Clement Paillardon, Sven Marquadt
Extrait de DEDICATE 30 – Printemps/Été 2013