Carl me convoque dans son bureau rue François Mauriac en face de la Bibliothèque de France. Son bureau de verre respire le vide, ça change de chez Colette. Derrière Carl, un grand X rose, cisaille la façade marron de la BNF. “J’ai besoin d’idées, me dit-il. Les Américains nous trouvent plan-plan. La branche française fait de mauvais chiffres. Je ne t’apprends rien… Regarde.”
Carl extirpe d’un grand portfolio un tabloïd grisâtre, une photo sur laquelle se contorsionnent trois filles à peine sorties de l’adolescence. “C’est nul, ajoute-t-il en guise de commentaire, totalement has-been. Du réchauffé. J’en suis là. Sinon, tu vas bien, toi ?” Les fillettes font irrésistiblement penser aux trois Parques. Où est le problème ? Le scénographe s’est fait plaisir. Les robes, du couturier gitan Gutiero Llulle, trois couches de matières légères, entre soie et lin, laissent transparaître leurs formes, leurs seins, leurs touffes. Je le regarde droit dans ses lunettes IC ! Berlin : “Tu veux quoi ? Mais je ne le laisse pas répondre, je me lève, j’improvise tout en fixant le “X”, tu veux du glamour c’est ça, du La Chapelle [Carl gémit : “Non, non, pas ça…”], du Street Cold, du Paris Hilton Rehab, du Rétrofutur, du popu sophistiqué, du…” Il me coupe: “C’est ça, fais moi une propale dans le genre populaire et sophistiqué! Je le sens bien, oui, un mix entre Offenbach et Yma Sumac croisé avec du Pokora qui aurait lu Proust. Tu imagines quoi ?”.
C’est toujours comme ça avec Carl Von Strand, directeur des publications Police Nest. Il aime la formule. Pas moyen de l’hameçonner autrement. Sa formation “marketing culturel”, ses nuits au Cha Cha, ses séminaires à Las Vegas. Il a du mal à se lâcher, à s’évader, à sortir du stream. Quand il m’embaucha pour assurer sa D.A., sa bouche dégobillait sans cesse du “Big Shift”, il ne jurait que par ce syntagme, rapporté de son septième Staff Management Training & Perspective Week. À l’époque, il y a déjà deux ans, comme le temps passe, le père Nest, 82 ans, chopa Carl dans les toilettes du Lafayette Resort et lui tint à peu près ce langage [approximatif, il faut bien le constater] : “Carl, ne me bullshit pas : Wave France me coûte un max de blé, capito ? Je te donne un an, un an pour faire de ce M… F… fashion magazine, le leader, tu m’entends, The Number One ! Think French, for God’s Sake !” La porte des chiottes claquée, Carl reste seul, le miroir dans la face, avec pour seule pensée, golden parachute (“relire mon contrat, vite ”), reclassement, réseau, week-end fichus, stress.
Et puis la Fashion Week arrive avec son cortège d’ânesses. J’ai laissé tomber les références mythologiques, j’ai fait dans le léger, l’aérien, le goût français d’autrefois. J’ai fait exactement ce que Carl désirait. Côté mecs, que des peoples popu : Pokora looké en Robert de Montesquiou [d’après le tableau de Blanche], Orelsan en Roger Nimier [juste avant le suicide] et – il a été très cool sur ce coup là -Vincent Cassel en Nijinski [période Prélude], totalement nu, le corps peint de motifs pie. Côté nanas, j’avais le choix entre Elodie de la Star’Ac en osseuse Yvette Guilbert façon Toulouse-Lautrec, Jennifer de la Star’Ac en Françoise Sagan [portrait à la Porsche], et, pour le fun, Nolween de la Star’Ac en Edith Piaf [avant le crash de Cerdan, faut pas déconner]. J’ai même ajouté quelques quadras japonaises [quel génie je fais !] ici et là en “visions Van Gogh”, le jaune et le viride revenant en force, c’est du moins ce que Carl m’a dit. Avec ça, s’il n’est pas viré d’ici un mois, je me recycle dans la mise en scène théâtrale. Je rêve de montrer l’essentiel.
Nouvelle : Philippe Di Folco
Illustration : Lea Rowena Mueller
EXTRAIT DEDICATE 21 – AUTOMNE 2009.