Je me prélasse, je dépoussière la fatigue de ces quelques nuits de travail harassantes. J’aime l’idée de n’avoir rien à faire aujourd’hui, le corps au repos et l’esprit dissipé. La sonnette tinte, je m’enveloppe d’un court morceau de soie joliment travaillé. “Bonjour, Freya Zubanvski ?” “Oui, c’est moi.” “Signez ici je vous prie, ceci est pour vous.” “Merci jeune homme”.
J’esquisse un sourire en réponse à ce regard coquin, rabat d’un geste délicat le tissu sur mon sein et ferme la porte. Maurizio m’a fait livrer une merveille, mon ami de longue date est un génie de la création. Une robe fourreau sobrement noire, aux détails étudiés, juste ce qu’il faut. J’enfile à la hâte l’oeuvre du maestro. Mensurations parfaites, j’ai l’air d’une princesse. Jamie Lidell en compagnon de chanson, je me lance dans une danse diablement sexy. J’attrape le combiné, compose machinalement le numéro. “Vous êtes sur le répondeur de… Maurizio Lô… Laissez un message après le bip sonore, merci.” “Maurizio, c’est Freya, merci chéri, c’est une merveille ! Je vais te faire honneur, crois-moi. Un bacio mon bel Italo, à tout à l’heure.”
Je file sous la douche, parfumée de vanille, je me fais la peau sucrée. Une heure un quart pour dorloter et douze minutes pour peaufiner, me voilà fin prête. J’allume une cigarette, le téléphone sonne et pille ce doux moment de sérénité. “Allo Freya Zubanvski ? C’est elle-même.” “Bonjour, Emilie Blond, l’assistante de Maurizio Lô. Je voulais m’assurer que vous serez présente à son défilé tout à l’heure.” “Bien sûr ! Je ne manquerai ça pour rien au monde !” “Vous êtes au premier rang Madame.” “Oh, vous êtes sûr, et bien merci. Quel honneur, et c’est mademoiselle Trésor. “Je raccroche, je suis surexcitée. Juste le temps d’avaler un café, je descends péniblement l’escalier affublée d’un bon quinze centimètres à faire damner un saint. Je siffle un taxi, le premier s’arrête, le second aussi. Je ris et opte pour le second. Jeu de séduction malhabile de mon chauffeur via son rétroviseur. L’homme perturbé manque de renverser un pauvre gars dans sa tenue de combat, orange, juché sur son vélo. Plates excuses signifiées d’un geste de la main. J’arrive.
L’endroit est bondé, je m’amuse du malaise que certains mâles accompagnés, déploient en me voyant. Je prends place, on m’observe, jalousie féminine aux allures de tigresse, je suis en beauté dans de beaux draps. Jeux de lumières, on balance la musique, le défilé commence. Et ce mannequin beau comme un roi qui se fige et me scotche, c’est le bouquet. J’en perds mon assurance, troublant regard d’une insolente sincérité. Le voilà qui repart sous les applaudissements, j’ai les extrémités glacées. Emilie me soutire à cet instant, je me lève et manque de trébucher. “Maurizio veut te voir, tout de suite.” j’aperçois le final, blottie dans les coulisses, le public est conquis. “Ah, je vous présente la plus belle, princesse Freya, …” “Akim. Moi c’est Akim. “J’ai les yeux qui pétillent, les jambes un peu tremblantes, le champagne coule à flots, je suis un peu ivre. Les mots s’en mêlent sans difficulté, j’aime sa franche assurance, démaquillée. J’en oublie les convenances, instant de “lâchez prise”, je lui susurre un “je t’aime” et m’envole à son bras. Il me fait l’amour, j’ai des envies bestiales, je malmène mon agneau pour décocher le Nirvana.
Le matin je comprends, réveil embrumé dans un studio miteux du XVIIIème arrondissement. Je n’ai pas de place pour le sentiment, l’âme d’une professionnelle, le prince était pourtant charmant. Balayer son conte de fée, princesse des temps modernes, je sèche mes larmes et m’octroie un guidon, en compensation. Je pédale abîmée par une nuit trop belle pour être vraie. Pas un soupçon d’espoir, moi qui ai fait du noir l’antre de mon métier.
J’arrive à la terrasse d’un café, Maurizio me sourit. “Petit con, on est pourtant ami ! J’ai dû tirer sa bicyclette, me rhabiller sans un billet et partir sur la pointe des pieds.” “L’Amour n’a pas de prix ma douce !” J’ai déposé les armes dans un profond silence, parce qu’à dire vrai il avait raison. Mon ange ne se doutait de rien, j’aurais tant voulu jouer les prolongations. Trop tristes révélations, je n’ai pas voulu le réveiller, lui dire : “Akim, ta princesse est bidon”. Alors j’ai épargné le choc d’une histoire vouée à l’échec. Eprise d’un mannequin, je subi le lieu commun d’un lendemain tourmenté. “Il était une fois une professionnelle égarée…” Remake un peu trop cliché lorsqu’on exerce le plus vieux métier du monde. Dorénavant je pédale en évitant les dédales d’un impossible amour.
Texte : Jessica Segan
Illustration : Abigael
Extrait DEDICATE 21 – Automne 2009