Acteur, réalisateur, auteur-compositeur, chanteur, guitariste : Jared Leto n’est pas du genre à se contenter d’une seule casquette ou à se laisser enfermer dans une seule case. Des concerts ovationnés de 30 Seconds to Mars à son emprise sur le cinéma hollywoodien, le chéri de ces dames mène son destin à la baguette. Rencontre.
En 1994, Jared Leto s’appelait Jordan Catalano – dans une cultissime série américaine, Angela, 15 ans, où il tournait la tête de Claire Danes. Il était exactement le type de garçon sur lequel toutes les jeunes filles fantasmaient : brun avec des yeux très bleus, il alignait trois phrases par jour et jouait de la guitare dans un groupe de rock.
En 2011, c’est encore à peu près le cas. Même si l’artiste américain, qui fêtera ses quarante ans à la fin de l’année, est passé par plusieurs étapes majeures de sa carrière. Après l’interruption brutale d’Angela, 15 ans, au bout d’une saison restée dans les annales (sauf les siennes, puisque l’ex Jordan Catalano n’apprécie guère aborder le sujet), l’acteur décide de se concentrer sur le cinéma. Exit – pour l’instant ? – la télévision. Il joue successivement des petits rôles néanmoins mémorables dans La Ligne Rouge de Terrence Malick (1998), Fight Club de David Fincher (1999) ou encore American Psycho de Mary Harron (2000). Mais c’est son incroyable performance de junkie maudit dans Requiem for a Dream, de Darren Aronofsky, qui le consacre parmi les comédiens les plus talentueux de sa génération. Cet apogée cinématographique correspond avec la naissance de 30 Seconds to Mars, groupe de rock qu’il mène avec son frère Shannon. Le succès surprenant et assez foudroyant du groupe le contraint à trier les films qu’on lui propose sur le volet. Ce sera donc Panic Room de David Fincher (2001), Alexandre d’Olivier Stone (2003), Lord of War de Nicolas Cage (2005), Chapitre 27 de J.P Shaefer (2009) et Mr Nobody de Jaco Van Dormael (2010).
Pendant ce temps-là, en plus d’être un acteur hollywoodien très prisé des beautés locales (Cameron Diaz ou Scarlett Johansson n’ont pas résisté), Jared Leto devient ce qu’on appelle une rock star. Les guitares émotives, sombres et rugueuses de 30 Seconds To Mars font un malheur dès son second album, A Beautiful Lie, en 2005. This is War, sorti en 2009, consacre le groupe qui tourne à guichets fermés à travers le monde, soulevant une foule en transe à chaque concert. Question d’allier l’utile à l’agréable, Jared Leto s’attelle lui-même à la réalisation des clips, sous le nom de Bartholomew Cubbins. Insatiable et, comme nous le confie sa manager, workaloholic, cet artiste polymorphe (il n’aime rien tant que de se déguiser, de changer d’apparence, de surprendre) et touche-à-tout a plus d’un tour dans son sac.
Si on remonte aux sources de votre enfance, on peut constater que vous avez été élevé dans un climat artistiquement favorable…
C’est vrai que nous avons grandi dans une ambiance un peu spéciale, et plutôt vagabonde. Notre mère était hippie, nous n’avions plus notre père, et nous étions pauvres. Cependant, nous n’avons pas trop souffert du manque : il n’y avait peu d’argent chez nous, mais beaucoup de créativité, d’amour et de musique.
C’est comme cela que vous avez commencé à faire de la musique ?
Quelque part, oui… Je me souviens qu’il y avait toujours plein d’instruments autour de la maison. Avec mon frère, nous jouions avec des hippies à grosses barbes et cela nous a énormément influencé. Nous ne pouvions pas nous offrir de piano, mais nous en avions trouvé un dans la rue. Il était un peu cassé, mais il marchait. J’avais cinq ans à l’époque, et c’est à ce moment-là que j’ai appris la musique. C’est un instrument très difficile et je ne suis jamais devenu un grand pianiste…Or, je joue suffisamment bien pour m’accompagner aujourd’hui.
Vous avez fait des études d’art plastiques, où vous avez beaucoup peint. Pensez-vous être irrémédiablement destiné à être artiste?
Le fait d’avoir grandi dans une ambiance créative a été fondamental. Sinon, je ne serais pas ce que je suis aujourd’hui. D’après moi, beaucoup de problèmes ont des solutions… artistiques ! L’art, ce n’est pas pour la reconnaissance, l’amour ou l’argent. C’est pour ce que tu veux dire, et pour remuer les autres. Pour dégager une nouvelle vision : la tienne. C’est pour cela que toutes les formes de l’art m’intéressent, elles ont toutes quelque chose à dire.
Auriez-vous pu faire un autre métier que celui d’artiste ?
Je ne sais pas… Mais ce dont je suis certain, c’est que je n’aurais jamais pu vivre une vie de bureau. J’aurais été comme un animal sauvage mis en cage. Plutôt mourir !
30 seconds to Mars connait un succès assez fou. Vous qui ne visiez pas plus loin que d’être un groupe de rock indie, vous ne deviez pas vous y attendre?
C’est bien au-delà de ce que l’on espérait. Nous avons toujours mis beaucoup d’espoir dans le groupe, mais pas à ce point ! C’est un rêve, nous voyageons à travers le monde, toute l’année, juste pour jouer notre musique.
Etre tout le temps sur la route ne vous fatigue-t-il pas trop, à la longue ?
Oh non ! Je suis habitué à vagabonder, je suis taillé pour ça. Je me nourris des villes et des personnes que je croise. En fait, je n’ai pas un besoin absolu d’attaches fixes et déterminées : je peux vivre n’importe où, durant des semaines ou même des mois, m’adapter facilement. C’est une chance, quand on est artiste !
Pour votre dernier album, vous avez eu la chance de travailler avec le légendaire producteur Flood…
C’était LE producteur que nous voulions a tout prix pour ce projet. C’est le tout premier que nous avons contacté. Nous l’avons rencontré à un de nos concerts, en 2007, et nous avons eu la chance de l’intéresser. Je suis un grand admirateur de son travail avec Depeche Mode, PJ Harvey, U2, les Smashing Pumpkins… et tellement d’autres groupes que j’aime! Il a produit des albums que j’ai adoré avant même que je sache qui il était. Son côté à la fois expérimental et accessible est inimitable… Nous étions hyper excités de l’avoir avec nous, impatients de voir la direction qu’il nous ferait prendre. Nous n’avons pas été déçus !
La musique et le cinéma représentent des investissements artistiques résolument différents. Comment les gérez-vous, vous qui n’avez voulu choisir ni l’un, ni l’autre?
Pour moi, la musique obéit à un processus parfait. J’ai le temps de sculpter les sons, de repenser les couleurs du canevas de mes morceaux, puis de voir où cela m’emmène plutôt que de savoir où je vais dès le début. Un film est souvent réfléchi à l’avance, chaque minute est pensée en amont car le rythme ne doit pas faillir un instant. Pour ma part, je préfère me laisser aller… et la musique me permet de le faire. C’est quelque chose qui me captive en permanence.
Vous êtes le principal songwriter du groupe. À quoi pensez-vous lorsque que vous écrivez vos chansons ?
Oh, à tant de choses ! Des conversations, des interactions, des voyages, des livres, des arts visuels. L’art canalise mon inspiration, m’aide à faire marcher autrement mon cerveau. Je suis également inspiré par notre public du monde entier, à l’amour qu’il nous porte. Parfois, il suffit juste de m’asseoir, d’accorder ma guitare et de gratter quelques notes, et la mélodie vient. Puis les mots. Une chanson peut naître à une vitesse incroyable, mais de là à être prêt à la jouer en public… là, c’est une autre histoire !
En tout cas, vos chansons sont assez engagées…
La planète, l’humain, la pauvreté… C’est fondamental, non ? Nous savons tous que chanter peut réveiller des révolutions, ou du moins des consciences. Je me bats pour ce en quoi je crois, profondément. Quand on écrit des chansons, la moindre des choses est de savoir ce qui se passe dans le monde. Même si pour moi, il s’agit surtout de batailles intestines. Ce que je livre dans chacune de mes chansons est personnel : mon rapport à la nature, par exemple, est très fort, depuis toujours.
Est-ce un avantage ou un inconvénient de travailler au quotidien avec son frère ?
C’est une vraie force, et nous sommes très reconnaissants l’un envers l’autre de ce que nous vivons. Nous sommes tous les deux engagés, passionnés, et pas seulement dans le but de passer à la radio. C’est une vie, pas un simple job, c’est une passion que nous partageons, et que nous aimons partager.
Vous réalisez aussi les clips de 30 Seconds to Mars. Travailler avec des réalisateurs aussi éminent que David Fincher, Olivier Stone ou Terrence Malick vous a-t-il aidé à franchir le pas ?
D’une certaine manière. Cela étant, j’ai toujours pensé que lorsque tu es derrière la caméra, tu as une vision ou tu n’en as pas. L’imagination ne s’invente pas. J’ai eu la chance d’avoir rêvé des idées complètement folles et de pouvoir les réaliser à travers le monde. Nos vidéos sont toujours très importantes pour nous, notre succès leur doit beaucoup. Nous nous y investissons énormément.
Je pense notamment au clip de « The Kill », qui est une référence, voire un hommage, à Shining de Stanley Kubrick…
En effet, Kubrick fait partie des réalisateurs qui m’ont donné envie de faire du cinéma. Ce n’est pas le seul, d’autres m’inspirent beaucoup. D’ailleurs, j’apprécie particulièrement des réalisateurs français comme Gaspard Noé : Irréversible m’a vraiment impressionné.
L’idée de passer au format du long-métrage vous a-t-elle déjà effleuré ?
Oui, bien sûr… Mais cela demande beaucoup de temps de réflexion, d’autant plus que je sais d’avance que je m’investirais à tous les niveaux. Même sur la bande originale !
Vous avez un côté caméléon : perdre 13 kilos pour Requiem for A Dream, en prendre 30 pour Chapter 27…
La métamorphose me semble nécessaire pour s’imprégner et s’approprier le personnage. Même si j’ai adoré faire ces films, tout ce travail sur le corps est loin d’être agréable. Et je n’en ai pas que des bons souvenirs… Mais il fallait le faire, alors je l’ai fait.
Avez-vous conscience d’être devenu une icône?
Pas vraiment. J’ai toujours fait en sorte de ne pas me détourner de mon travail. J’ai connu des moments de doute, bien sûr, mais j’ai choisi de me plonger dans mon art, et j’ai fait de mon mieux pour offrir quelque chose d’intéressant aux gens. Ce que je représente ne veut rien dire, ce sont mes actions qui comptent!
Interview : Sophie Rosemont
Photographie : Andre Wolff
EXTRAIT DEDICATE 26 – Été 2011