Depuis Gisèle Kérosène, son premier court réalisé en 1989, Jan Kounen propose un univers ultra personnel, hoquetant, un cinéma d’auteur aux allures subversives. Hors des sentiers battus de la norme, il empreinte, à chacun de ses opus, les chemins de traverse du 7ème art.
Car Jan est un homme de contrastes, qui pose sur la grande toile un regard protéiforme, ironique ou dégingandé totémique et mystique, toujours décalé. Créateur absolu, il a su faire du dionysiaque son crédo, de l’apollinien son sacerdoce. DEDICATE l’a rencontré.
Clips, pubs, films, docus ; tu es un insatiable créateur d’images. Comment envisages-tu dans sa globalité la création cinématographique ?
En fait, je n’ai pas de frontières. On raconte des histoires vraies, fictionnelles ou documentaires, expérimentales, sensorielles… Tous les formats sont bons. Si je passe d’une chose à l’autre, c’est parce que le cinéma c’est large. Il y a des temporalités, de l’image et du son ; il y a des acteurs, de la réalité qui sont au final des ingrédients avec lesquels on joue.
Tu te mets souvent en scène dans tes films.
Sur les longs métrages je fais effectivement des cameo, mais jamais sans raisons… D’abord j’aime toujours avoir une ou deux journées de tournage durant un film, pour ne pas oublier la position de l’acteur. Une petite scène que je peux faire rappelle l’attention qu’il faut avoir vis-à-vis d’un acteur. Ensuite, il y a toujours le plaisir de jouer avec Ernest Borgnine, Michael Madsen, Vincent Cassel ou Jean Dujardin… Enfin, à chaque fois, il y a une petite histoire…
Dans Doberman ou Gisèle Kérosène par exemple.
Dans Gisèle Kérosène j’étais le seul à pouvoir le faire, parce que c’était de l’animation : il s’agissait de sauter, image par image, et le mouvement était trop compliqué à expliquer à un autre. Dans Doberman j’ai remplacé quelqu’un qui devait à l’origine prendre mon petit rôle. Ensuite dans Blueberry, mon petit cameo vient du fait qu’on m’a dit, “tu vas voir : trouver au Mexique des mecs qui font les débiles ça ne va pas être facile”, ça ma énervé je me suis donc dit “alors je vais le faire”. Ce n’est pas très difficile à jouer, pas très éloigné de ma personnalité… il n’y a pas beaucoup à creuser pour trouver un bienheureux un peu simplet. De la même manière, dans 99F, c’est Jean qui m’a dit “toi, tu vas faire le fou dans l’asile !”. J’ai maintenant l’abonnement.
On sent une vraie influence de Kubrick, dans ton cinéma, surtout 2001, l’Odyssée de l’espace.
2001 relève de l’expérience mystique ; c’est un des premiers films que j’ai vu, à huit ans. J’en ai été profondément marqué. Blueberry, d’un point de vue artistique, correspond le plus à 2001, dans la mesure où les réponses à une quête mystique y sont données par les sens, la géométrie des images, la relation symbolique. Il n’y a pas de plan de lecture classique, le mental n’assimile pas très bien, au départ. Et le problème aujourd’hui c’est que les gens sont habitués par la télévision à tout devoir assimiler en permanence. D’ailleurs, j’en avais été profondément choqué à la sortie de Blueberry. Dans les forums, les jeunes disaient “je n’ai rien compris car il n’y a rien à comprendre. C’est juste n’importe quoi.” Je trouve ça très inquiétant. On est tellement éduqué par les médias à tout devoir comprendre tout le temps, qu’un jeune de 16 ans, quand il ne capte pas, il se dit que ce n’est pas lui qui ne comprend pas parce qu’il comprend tout le temps. S’il ne comprend pas c’est l’œuvre qui ne fait pas sens. A huit ans, quand j’ai vu 2001, je n’ai rien compris, mais je n’en ai pas déduit que Kubrick avait fait n’importe quoi, je me suis juste dit “je ne comprends pas”. Il faut lutter contre cette standardisation des programmes faite pour endormir les gens. Comment peut-on penser que quelqu’un n’a pas mis un sens aux choses qu’il fait quand il se contente juste de le dissimuler ?
Pour être un peu plus prosaïque, la violence est omniprésente dans ton cinéma. Pourquoi ?
En l’occurrence, Doberman est un film physiquement brutal certes, mais la véritable violence est finalement mentale. Elle est partie intégrante du monde humain. On porte en nous de la violence, qu’elle soit exprimée ou non. Moins physique, brutale et barbare que celle de Doberman, mais plus pernicieuse. Je suis contre la violence policée ou “douce”, car un cinéma poli est un cinéma qui abaisse la vigilance.
Y-a-t-il des réalisateurs qui aient ouvert la voie à ton univers personnel ?
J’aime avant tout les trajectoires de cinéastes. Certains réalisateurs sortent soudain un film ovni, et j’adore ça. Bertrand Blier par exemple : Buffet froid est un film que je voyais en boucle, comme un objet qui a dérangé et j’ai pensé “Seigneur… alors on peut faire ça alors ?!”. Par ailleurs, on a un David Lynch, dont j’admire également le parcours. Ses projets sont de plus en plus arty. Ils trouvent leur économie, leur équilibre, sans se préoccuper des entrées, du succès. Je me verrais bien ensuite faire des petits films, même s’il est toujours intéressant de travailler à une échelle plus large. Plus de gens peuvent voir un film, plus il a d’impact. Mais il faut prendre garde aux concessions. Faire attention à cet élargissement, car c’est aussi se mettre en danger.
Tu as des projets, sur le feu ?
Je me suis remis à dessiner. Dans le dessin il y a une liberté que je n’ai plus dans le cinéma ou dans l’écrit. C’est un bonheur de dessiner pendant deux heures, prendre une pause, laisser un dessin en plan six mois puis reprendre. On aimerait pouvoir faire du cinéma comme ça, mais c’est impossible. C’est pourtant ce que je tente avec un film expérimental réalisé à partir d’IRM et de scanners; un voyage intérieur dont je suis le «cobaye». Il m’est difficile d’en dire plus, mais cela rejoint la thématique de la perception chamanique. Nous travaillons, avec Sylvain Ordureau et Rodolphe Chabrier de Mac Guff, sur les logiciels de Sylvain que l’on convertit en logiciels 3D. Cela nous prendra deux ans, trois ans, le temps compte peu sur ce projet.
Le documentaire prend également de plus en plus de place dans ton approche. Que trouves-tu de plus dans le cinéma réel ?
Le cinéma documentaire est un outil merveilleux car il permet de construire l’histoire autour de ce qu’on a cerné. En fait, j’y vais sans structure. Pour Darshan, j’ai tourné ce que je voyais, sans bien savoir ce que j’allais trouver. Il s’agit d’un travail artistiquement très libre, sans les contraintes lourdes de la fiction. Une sorte d’aventure, dont le film est le témoignage. J’en referai avec plaisir, mais avec des sujets qui me touchent.
J’ai le sentiment que depuis tes débuts, tu livres un combat contre le matérialisme occidental, une approche cartésienne du monde.
Il est déjà étonnant de parler de pensée cartésienne ! Cela prouve à quel point le système de réalité se balise à sa manière, un peu comme une religion s’arrange parfois. Car Descartes était un mystique, et sa théorie est née d’un rêve mystique. Il était croyant et voulait prouver qu’au bout de l’histoire, il y a Dieu. Et l’occident en a fait un instrument qui valide une forme de matérialisme ou de…
Pensée unique ?
De réalité unique. Tout est question d’équilibre, et j’ai découvert que j’étais déséquilibré. On a un super confort de vie, des sciences de la philosophie, une foule de choses magnifiques. Mais certains principes se sont perdus. La notion d’introspection a disparu de notre société. Tout va si vite, qu’on finit par se déconnecter complètement de la nature, du rythme originel. Je suis de mon époque certes, un peu “freaks” de technologie; mais arrive un moment où aller en Amazonie, quitter ce tourbillon permet de se reconnecter à la nature, aux gens. Tu vas creuser en toi. C’est important, car notre culture est arrogante; on se dit que notre réalité est La Réalité, et le reste uniquement des petits fantasmes… C’est un peu ridicule comme point de vue : on aime une certaine naïveté que peuvent avoir les indigènes, les mystiques, mais ça reste de l’exotisme. On ne respecte pas leur réalité. C’est humain comme réaction, mais pour le coup assez primitif comme attitude.
Leur vision animiste ?
Dans un sens, quand on rencontre vraiment d’autres cultures, on comprend que tandis qu’on tissait vers la matière, d’autres allaient vers des choses essentielles: la relation à la mort, à la nature, plus profondément, dans des territoires de connaissance purs que nous avons zappés. Notre rôle d’artiste, d’être humain un peu pensant, consiste à questionner notre culture, la remettre en cause. Et l’une des manières de questionner la validité de notre réalité, celle qui nous est inculquée depuis l’enfance, est de la confronter à une autre réalité, à des êtres humains qui vivent ailleurs sur la planète, dans d’autres mondes; en Afrique, en Inde, en Orient.
D’un point de vue ethnologique ?
Je ne dirais pas ethno, pas du tout. Je parle d’aller en évitant de se dire “eux ils pensent ça et moi je pense ça”. Il faut tenter de comprendre que leur réalité n’a pas moins de validité que la nôtre. La personne en face, un indien traditionnel par exemple, si tu lui parles d’inconscient, il te dira «montres-le moi». Idem pour l’indien qui va te parler des esprits de la nature, tu pourras lui répondre “montres-les moi”. Ce sont des systèmes de réalités… différentes, simplement. La nôtre est aussi fragile que la leur finalement. Mais lorsque tu entres en contact direct avec leur science et leur médecine, la tienne s’ébranle un peu. Elle ne s’ébranle pas comme étant fausse, seulement comme étant réductrice. On comprend qu’on ne doit pas tout ramener à la matière. Et en l’occurrence, j’ai reçu un choc thermique là bas, parce qu’ils ont des outils forts : leurs plantes psy coactives. C’est un peu Matrix, en résumé, avec pour résultat un réveil du cocon d’hibernation social et culturel assez violent. Ce n’est pas une gélule colorée, juste une plante qui est sur terre depuis bien avant nous.
Propos recueillis par Karim Zehouane
Photographie : Eddie Monsoon
EXTRAIT DEDICATE 17 – Eté 2008