Modulation/Médullation Une modulation est un procédé permettant une reproduction sonore d\’excellente qualité, utilisée par la radiodiffusion et la télévison, dixit le dico. La médulla est la partie interne d\’un organe (ex : zone médullaire du rein donc “médullations” seraient les parties internes de l\’organe “Björkesque” : sa voix !
Devenue en une dizaine d’années une véritable star planétaire atypique, icône iconoclaste, le petit elfe timide Isobel (surnom des années teenagers) des débuts Debut nous revient avec un nouvel LP conceptuel entièrement composé de voix, dont principalement la sienne transmutée et distordue à l’infini, magnifiée par sa fidèle chorale inuit et son chirurgien du son Valgeir. Medulla, ou l’intérieur de l’organe…, en est le titre. Une fois de plus il s’agit d’aller chercher en dedans, au plus profond de son moi organique pour ainsi mieux en extraire la pureté de la vérité.
Mais de quoi est vraiment faite cette fée polaire émergeant des glaciers de l’Arctique ? Qui se cache à l’intérieur de la fille du volcan et de l’iceberg ? À bientôt quarante ans, la fille de Gudmund et d’Hildur, mère de Sindri (dix-huit ans) et d’Isadora (deux ans), compte plus de quinze millions d’albums vendus essentiellement en Europe et aux États-Unis. Normal pour cette voix sortant du rift, ce canyon constitué par les deux plaques tectoniques des continents américains et européens, venant flirter en plein cœur de l’Islande.
Pour mieux saisir de quoi est faite Björk, il faut alors se plonger dans sa mère patrie, l’Islande. Devenue la meilleure ambassadrice de son île, Björk et l’Islande ne font plus qu’une désormais dans nos esprits occidentaux. Terre de contrastes et d’extrêmes opposés, la planète Björk est un volcan en constante activité, déversant sa lave brûlante à coup d’albums ultrasophistiqués, alliant arrangements classiques de cordes voluptueuses et de beats synthétiques compressés à la perfection. Mi-électronique, mi-classique, à la fois ancré dans la tradition du passé et aussi résolument expérimental pour mieux construire un univers sonore futuriste. Björk fait aisément ce grand écart pour trouver son point d’équilibre créatif, le plus fécond.
Elle sait ainsi avec génie nous faire osciller entre la berceuse enfantine et les hurlements de son âme en exorcisme païen. Petit faune rebel et sauvage, pour créer, elle s’inspire et s’abreuve des éléments de la nature, son unique religion. À la manière d’un maître S.-M. du surréalisme elle tisse puis peint sa toile sonore éclectique, électrique, tonique et romantique. Björk, la plus instinctive créatrice de la pop actuelle, utilise pour créer son intelligence intuitive, alternant entre tradition et modernité, entre cordes et music box, entre romantisme noir et explosions de beats, entre hurlements et soupirs. Magicienne des sons, elle mixe à la perfection une somme de contrastes et d’extrêmes qui la constitue toute entière, comme sa terre natale en constante ébullition. C’est de la lave volcanique qui coule dans ses veines et se transforme en brique de glace lorsqu’elle se renferme dans son antre pour mieux se préserver… peut-être d’elle-même. Sa musique unique est profondément organique, toujours en osmose avec ses premières sources d’inspiration : l’amour, et la nature si atypique de l’Islande. Sa voix de petite fille à la limite de l’insane, mais tellement innocente et purement sensuelle, devient son instrument majeur qu’elle distord et magnifie à l’infini étant l’instrument presque exclusif sur Medulla, aidée par son dernier autre organe vital, son laptop rempli de microbeats minutieusement collectionnés.
Tout ce qu’elle touche devient alors de l’art. Cette fée musicale en permanente évolution fut tour à tour punkette des Sugarcubes, petit faune timide des début shootée par Mondino (1993), elfe urbain consumant la city à moins que ce ne soit l’inverse shootée par Sednaoui (1995) pour enfin devenir une sublime cybergeisha Mc Queenisée et shootée par Nick Knight (1997).
En effet, à chaque album, Björk se glisse dans un personnage reflétant son état intérieur du moment. Un état intérieur qui se traduit aussi par une composition de textes aux métaphores poétiques et néoromantiques fortes et empreints d’une sémantique savamment codée, comme un langage esthétique originel, qui peut être soit minimaliste ou bien densément riche et connoté. Un langage neuf et résolument moderne dont elle se pare pour mieux chanter en véritable guerrière, mais une guerrière dont l’unique arme serait l’amour.
Lorsqu’elle se raconte, se dissèque, Björk aime se définir comme une fille née dans une forêt et qui devient une femme dans la ville, non sans clash face à la civilisation de la jungle urbaine. Elle s’autoproclame comme un messie porteur d’un message, spécialement destiné aux esprits trop cartésiens de la race humaine, qu’elle veut volontairement délivrer de leur logique froide, afin de mieux les rendre sensibles. C’est la mission qu’elle s’est donnée et qu’elle réussit mieux que ce qu’elle n’aurait pu l’espérer, en chantant son répertoire si unique, et toujours en transcendant chaque norme créatrice.
Si Björk est si unique, c’est parce qu’elle est à l’image de l’Islande, l’union parfaite de contrastes opposés comme le chaud de la lave et le froid du glacier, comme l’ébène de la nuit continue en hiver et du jour sans fin de l’été, propre au climat arctique ; c’est le mariage de ces extrêmes qui la rend si atypique, si unique, à l’instar de son île enchanteresse du Grand Nord. Björk ne se sent zen et relaxée que lorsqu’elle parvient enfin à mettre en osmose son apparence extérieure avec ce qu’elle ressent à l’intérieur comme pour ainsi mieux se rapprocher de sa vérité et ainsi devenir vraie. Après trois albums et trois tournées exténuantes, Björk se sent vide et se replie quelque peu sur elle-même à l’aube du nouveau millénaire. Elle rentre alors dans la transmutation sonore de son espace intérieur intime, comme pour mieux s’autopsychanalyser, s’introspecter, mais à sa manière bien sûr : celle d’une alchimiste sonore composant sa musique intime, pour ainsi mieux extraire son intérieur traduit en notes de musique sur les bandes magnétiques de Domestica finalement rebaptisé “Vespertine”, l’album autothérapeutique, l’album de l’intérieur…
Björk nous parle alors de son monde intérieur, de son endroit caché, tout en dedans…*
“The songs on Vespertine are very introvert. I tried to make it frozen, winterlike. It’s an inside album, a domestic album.”
Les chansons sur Vespertine sont très introverties. J’ai essayé de le faire glacé, comme l’hiver. C’est un album de l’intérieur, un album domestique.
“I guess, after getting that out of my system, the place where you find yourself at is a place where you whisper, sort of quietly ecstatic and euphoric. You can create a little bubble, and inside the bubble, everything is perfect.”
J’imagine, après être sortie de mon système, l’endroit où tu te trouves toi-même est l’endroit où tu chuchotes, sorte d’endroit extatique et euphorique. Tu peux créer une petite bulle et à l’intérieur de la bulle, tout est parfait.
“Vespertine is sort of the opposite from Homogénic. Very introverted, very quiet and peaceful, and at peace with one\’s self.”
Vespertine est une sorte d’opposé à Homogénic. très introverti, très calme et paisible, en paix avec lui-même.
“After being obsessed with reality and darkness and always thinking everything else is bullshit, you know, suddenly thinking to invent a paradise isn’t necessarily a bad thing.”
Après avoir été obsédée par la réalité et les ténèbres et toujours penser que tout le reste est de la merde, tu sais, soudain penser à inventer un paradis n’est pas nécessairement une mauvaise chose.
“I used to always think that was escapism. Vespertine is very much about inventing your own paradise, but underneath your kitchen table, so it’s very secretive. It’s sort of about being on your own in your house with your laptop and whispering for a year and just writing a very peaceful song. It’s all about reaching those euphoric highs and those ecstasy moments, but with no outside stimulates. All it takes is inside you. I\’m quite aware it\’s an artificial paradise.”
J’ai toujours pensé qu’il s’agissait d’évasion. Verspertine consiste vraiment à inventer ton propre paradis, mais celui en dessous de ta table de cuisine, alors c’est très secret. Il s’agit d’être seul dans ta maison avec ton ordinateur portable et de chuchoter pendant un an et juste écrire des chansons pleines de paix. Il s’agit d’atteindre ces hauteurs euphoriques et ces moments d’extase, mais sans stimulations de l’extérieur. Tout ce qu’il prend est à l’intérieur de toi. Je suis assez consciente que c’est un paradis artificiel.
“Vespertine is sort of a winter album for me. Those days when it’s snowing outside, and you’re inside with a cup of cocoa and everything’s very magical. You’re euphoric, but you don’t speak for days ’cause you don’t want to.”
“Vespertine” est une sorte d’album d’hiver pour moi. Ces jours où il neige dehors, et tu es à l’intérieur avec une tasse de cacao et tout est très magique. Tu es euphorique, mais tu ne parles pas pendant des jours car tu ne veux pas parler.
“I was collecting together all the noises that I know that are like hibernating and that sound like the inside of your head. I guess Vespertine for me was going really, really, really internal and trying to make music with whispering and music boxes.”
Je collectionnais ensemble tous les bruits que je connais qui sont comme hiberner et qui sonnent comme l’intérieur de ta tête. J’imagine que Vespertine pour moi c’était d’aller, vraiment, vraiment à l’intérieur et d’essayer de faire de la musique avec des chuchotements et des boîtes à musique.
“I thought Matthew’s work was the closest I’d ever come to seeing in my dreams. It’s incredibly similar to the inside of myself, the things that I can’t put into words, maybe a side of me that’s hidden. And you can’t really talk about those things with people if they have a different interior from yours.”
J’ai pensé que le travail de Matthew était le plus proche de ce que je n’ai jamais été voir dans mes rêves. C’est incroyablement similaire avec l’intérieur de moi-même. Les choses que je ne peux pas retranscrire par des mots, peut-être une partie de moi qui est cachée ? Et tu ne peux pas vraiment parler de ces choses avec les gens s’ils ont un intérieur différent du tien.
“To me, Matthew’s work feels very natural, organic, and healthy. I guess he proved to me that you can go to the most decadent, deepest places, far-far-far into the subconscious, without being destructive for yourself. That’s important to me.”
Pour moi, le travail de Matthew semble très naturel, très organique et sain. J’imagine qu’il m’a prouvé que tu peux aller vers les endroits les plus décadents et les plus profonds, loin, très loin dans le subconscient, sans être autodestructrice. C’est important pour moi.
“I guess my Hidden Place is sort of about how two people can create a paradise just by uniting. You’ve got an emotional location that’s mutual. And it’s unbreakable. And obviously it’s make-believe.”
J’imagine que mon endroit caché est le lieu où deux personnes peuvent créer un paradis juste en s’unissant. Tu as un lieu émotionnel mutuel, il est incassable et évidemment donne la foi (N.D.L.R. : en l’amour).
“So, you could argue that it doesn’t exist because it’s invisible, but of course it does. Or, if you believe in something high enough – I mean, maybe at first when you mention it, and you talk about it and it doesn’t exist. It might be artificial, but you just keep on believing in it and it grows strong. It’ll become real, you know. And I guess that’s something, sort of the human spirit conquering this magic place.”
Tu pourrais dire qu’il n’existe pas parce qu’il est invisible, mais bien sûr qu’il existe. Ou si tu crois en quelque chose d’assez fort, je veux dire en premier lieu lorsque tu le remarques et tu parles de lui et il n’existe pas vraiment. Ça peut être artificiel, mais tu continues juste d’y croire et ça grandit fortement. Ça deviendra réel tu sais. Et j’imagine qu’il y a quelque chose, une sorte d’esprit humain conquérant cet endroit magique.
Cocoon et Hidden Place résument assez bien ce qu’est l’espace intérieur de Björk : un cocon d’amour où elle aime se cacher avec l’être aimé pour enfin ne faire plus qu’un.
Qui aurait deviné qu’un garçon comme lui/ Serait entré en moi pour restaurer mes joies/ Qui aurait deviné qu’un garçon comme lui/ Après avoir partagé l’essentiel serait resté en allant nulle part/ Qui aurait deviné une beauté aussi immense/ Qui aurait deviné une transe divine/ Qui aurait deviné un souffle miraculeux/ Qui agite une barbe pleine de courage/ Qui aurait deviné qu\’un garçon comme lui/ Possédé par une sensibilité magique/ Aurait abordé une fille comme moi/ Qui caresse serre délicatement/ Sa tête sur sa poitrine/ Il glisse dedans mi-éveillé, mi-endormi/ Nous sombrons à nouveau dans la forêt endormie/ Quand je me réveille pour la seconde fois dans ses bras : splendide !/ Il est encore en moi !/ Qui aurait deviné/ Un train de perles, de cabines en cabines,/ Est tiré d\’une bouche précisément à travers un océan/ De la bouche d\’une fille comme moi/ Vers un garçon.
L’acte d’amour est ici transcendé en thérapie contre la douleur. L’essentiel étant la fusion des corps. Le souffle miraculeux de l’orgasme n’est que miracle, transe et beauté. Björk nous chante ici son apologie de l’acte divin d’amour, où la douceur de la fusion dans un état subconscient est l’élément récurent qui la porte vers une jouissance verbalisée et où les mots deviennent des perles du revolver que serait sa bouche. Tout comme lorsqu’elle nous interprète toute surprise, de façon interrogative et récurrente, tout le texte de cette chanson en s’étonnant de ce état de bonheur pur qui lui arrive. Elle nous dépeint ici les émotions de son cocon le plus intime, son cocon d’amour.
Björk nous propose une variation sur le même thème introspectif de l’amour avec Hidden Place.
À travers la plus chaleureuse chaîne d\’amitié/ Ton amour m’a été envoyé/ Je ne sais que faire avec/ Ni où le mettre/ Je suis au bord des larmes/ Je suis si près/ Simplement de t’appeler/ Et simplement de te proposer :/ Allons dans cet endroit caché/ Maintenant, j’ai été légèrement timide/ Mais je peux renifler une pincée d’espoir/ Pour avoir presque permis une fois à mes doigts/ De caresser les doigts que j’avais pour toucher/ Mais prudemment prudemment/ Ici se trouve ma passion cachée/ Ici se trouve mon amour/ Je le cacherai sous une couverture/ Le berçant jusqu\’à ce qu’il s\’endorme/ Je le garderai dans un endroit caché/ Il est le plus beau/ Le plus fragile/ Toujours fort/ Sombre et divin/ Et le plus petit de ses mouvements/ Le cache lui-même/ Il invente un charme/ Qui le rend invisible/ Le cache dans les cheveux/ Puis-je me cacher ici aussi/ Me cacher dans ses cheveux/ Chercher le sanctuaire/ Du réconfort/ Dans cet endroit caché.
Texte : Cyril Xavier Napolitano
PHOTOGRAPHIE_Warren Du Preez & Nick Thornton-Jones
EXTRAIT DEDICATE 2004 – AUTOMNE 2004