La quête d’énergie électrique constitue sans conteste l’un des grands moteurs de l’histoire humaine. L’anthropologue Joseph A. Tainter et le biologiste Jared Diamond cherchent depuis vingt ans à démontrer que le propre de l’histoire humaine a été la création de mécanismes sociaux et technologiques de plus en plus complexes permettant de s’approprier l’énergie disponible dans l’environnement.
Entre la fin du XVIIIe et la fin du XIXe Siécle, l’homme découvre qu’il est capable de maîtriser la fabrication, la captation et la distribution de l’énergie électrique. Cependant, nous assistons depuis un demi-siècle à un effondrement des rendements. Inéluctable, cette dégradation pousse à complexifier de plus en plus notre rapport à l’énergie, mais aussi à revoir certaines de nos habitudes et croyances, sans quoi, le suicide général menacerait notre horizon des possibles.
Du fiat lux de la Genèse aux théories du big-bang, depuis les mythes prométhéens (Frankenstein ou le Prométhée moderne, M. Shelley, 1818 ou L’Eve future, Villiers de l’Isle-Adam, 1881) aux spéculations les plus controversées sur l’uranium, la chaleur des profondeurs magmatiques, la captation des éclairs, en passant par le LHC (Grand collisionneur de hadrons, Cern), le moteur à hydrogène et la bio agriculture pro-éthanol, le grand problème reste le même depuis environ un siècle : à quoi bon produire un flux d’énergie électrique si l’énergie nécessaire à sa production est supérieure à la quantité engendrée ?
Brûler une quantité X d’énergie pour n’en produire que 75%, ça s’appelle du gâchis, du non-rentable, ou bien, suivant les principes de la thermodynamique, l’entropie : sur terre, la masse d’énergie est constante, mais son extraction, sa consumation, tend à la volatiliser sous formes de molécules diffuses : le gaz carbonique, les sulfures d’hydrogène, les dérivés du plutonium, etc. On presse un interrupteur, un radiateur électrique se met en route, la chaleur se diffuse. Le problème c’est le câble. D’où provient l’électricité, sinon d’une consumation : de fuel, d’uranium enrichi ou de charbon, peu importe, il y a du travail en amont pour produire de la lumière et de la chaleur, sans compter les matières premières. Or, le travail ça se paie, de plus en plus cher. Les coûts humains d’abord : un pétrole à 100 dollars, n’immunise pas les sociétés d’extraction de verser des salaires ni de payer les actionnaires. La demande en énergie ne cesse d’augmenter (démographie et économies émergentes) mais les réserves sont de plus en plus difficiles à exploiter.
Une énergie électrique abondante, infinie, permanente et pour tous deviendrait forcément gratuite : “c’est une arme […], la plus terrible que l’humanité ait conçue pour détruire non des armées ou du matériel, mais la nature même des échanges, la longue lutte de notre économie pour s’extraire de la foire d’empoigne anarchique et aboutir aux systèmes rationnels de contrôle dont nous goûtons présentement les bienfaits.” Ainsi s’exprime le cynique Scardale Vibe, au début du dernier roman de Thomas Pynchon (Contre-jour, Seuil, 2008), en référence aux travaux de l’ingénieur Nikola Tesla (1856-1943) qui écrivait en 1931 que “nos réserves en charbon et en pétrole seront un jour épuisées, l’énergie hydroélectrique ne peut suffire à tous les besoins, la désagrégation de l’atome en d’autres éléments ne peut être menée sans risque, pas plus que le fait de porter à la température de 40 millions de C° un noyau” [ce qu’est la fusion, en cours d’expérimentation, par exemple à Cadarache, France, pour le projet ITER, cf. infra]. Ce dernier conseillait alors, dans un futur qu’il souhaitait proche, d’utiliser la chaleur des couches subterranéennes. L’imagination se heurte hélas aux réalités scientifiques et aux politiques.
Au bout du compte, il reste deux possibilités :
01 Soit notre planète continue de vivre comme si de rien n’était, i.e, comme si le pétrole allait continuer à faire face aux besoins énergétiques toujours plus élevés (le pic absolu de production sera atteint en 2020), et nous nous acheminerions vers un suicide de tout ou partie de nos valeurs (l’Occident s’immobilisant dans une panne générale, l’Orient et le Sud ne trouvant plus de consommateurs à leurs productions, entre autres). La plupart des experts consultés tablent sur un horizon 2075.
02 Soit nous développons dès maintenant d’autres formes de production, d’abord alternatives, qui peu à peu, relèguerons le pétrole au second plan. Les pistes les plus prometteuses et parfois les plus onéreuses sont la fusion nucléaire (ITER) et le mini-réacteur à hydrogène domestique. Nous offririons là un avenir à nos arrière petits-enfants.
Imaginons que le réacteur de Cadarache s’allume : on obtient un “mini-soleil” (en gros, un noyau d’hydrogène en fusion) qui fournit une énergie électrique permanente et propre, mais qui bute sur un problème de taille : l’exportation, le transport, le convoyage de l’électricité. Là encore, l’entropie lui est fatale, à moins que nous réussissions à allumer d’autres réacteurs, permettant un maillage des territoires, à l’instar des centrales classiques. Pas facile, dans un contexte surendetté, de mettre en route un tel programme (le programme nucléaire français a endetté la France sur trente ans, au moins, et l’uranium se fait rare).
L’autre moyen de transformer l’hydrogène en électricité et donc en force motrice, en lumière et en chaleur, serait de fabriquer des mini-réacteurs à hydrogène. Actuellement, il existe des appareils pesant 400 grammes pouvant générer de l’hydrogène à partir d’essence, de diesel, d’huile végétale, de biodiesel, de propane, de gaz naturel ou même encore de déchets glycérols de l’industrie biodiesel.
Outre l’entropie ici évidente (produire de l’hydrogène à partir de dérivés pétroliers !), le blocage vient de notre incapacité à libérer et décloisonner le régime énergétique dans lequel nous sommes englués : hyperconcentration des structures de production, monopoles étatiques ou de multinationales (Exxon, Total, BP totalisent les plus gros chiffres d’affaire sur terre), taxation outrancière des éoliennes domestiques, etc. On constate ici que c’est le système capitalistique qui s’auto-condamne à une dévolution, à une mort certaine.
L’idée, au final, serait de mettre en place un réseau de production électrique, un “hydronet”, comme le souligne l’économiste américain Jeremy Rifkin, qui empreinte aux structures délocalisées, déjà en place, de la Toile où l’individu produit du savoir/information selon un processus de mise en commun des échanges : ici, chaque foyer possède un mini-réacteur, lequel est connecté à un réseau plus ou moins étendu, afin de palier les déficiences et les surchauffes. Le consommateur devient producteur : ce renversement épistémologique permettra aussi de bouleverser les concepts de “travail salarié” (ou posté) et de la monnaie (au profit d’un système de troc). Décentraliser la production électrique, implique de changer radicalement nos modes de vie : les gens devront quitter en masse les grands immeubles, les centres urbains de type La Défense ou Manhattan, investir les zones non-urbaines abandonnées. Quitter l’ère des combustibles fossiles suppose donc une révolution des habitudes, c’est ici et maintenant si l’on veut éviter un maximum de dégâts, sachant qu’il y en aura, de toute façon, quoi qu’il arrive. Rifkin, comme Diamond, le rappellent à leurs manières : on s’est trompé de route au début du XIXe siècle, il n’est pas trop tard pour bifurquer vers une électricité, une énergie éthique.
Lectures pour approfondir
Article de Nikola Tesla, “On Future Motive Power”, déc. 1931 (en anglais)
http://www.tesla.hu/tesla/articles/19311200/index.htm
Jeremy Rifkin, L’Economie hydrogène. Après la fin du pétrole, la nouvelle révolution économique, tr. par N. Guilhot, La Découverte, 2002.
Jared Diamond, Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, tr. par A. Botz & J.-L. Fidel, Gallimard Essais, 2006.
Chronique : Philippe Di Folco
Extrait DEDICATE 18 – Automne 2008