Grâce à eux, le label parisien Ed Banger nous a déjà offert dix années d’électro ludique et festive. Pedro Winter et Bertrand Lagros de Langeron, alias So-Me,sont les deux qui font la paire d’Ed Banger. Magneto .
Dix ans déjà… Alors, heureux ?
Pedro : Oui ! Je me dis qu’on a tenu le coup. Non pas que cela ait été si douloureux, mais c’est un bel accomplissement au vu du nombre de labels indépendants qui connaissent des difficultés. Le moral est plutôt bon, les troupes soudées et les projets à venir très excitants. La compilation de l’anniversaire, des nouveaux albums dont celui de Flash, le livre de Bertrand (So-Me, ndlr), une bande originale de film de Quentin Dupieux, un nouveau maxi de Busy P… Et la Grande Halle de la Villette a été mémorable.
Le fait de collaborer avec le label Because vous a-t-il aidé à faire front aux multiples aléas de l’industrie de la musique, très sinistrée ces derniers temps ?
Pedro : Absolument. C’est une chance. Je connais depuis longtemps Emmanuel de Buretel (directeur et fondateur de Because, ndlr) car nous nous sommes rencontrés en 1996, quand il a signé Daft Punk chez Virgin. C’est une relation de confiance. Tout en gardant toute mon indépendance artistique, j’ai été à bonne école.
Quelle a été ta méthode pour faire marcher Ed Banger comme tu as réussi à le faire ?
Pedro : Il n’y a pas de recette à suivre. Certains pensent que tout est bien géré, calculé, mais s’ils savaient ! Tout s’est fait très naturellement. L’important est de suivre les artistes, et qu’ils soient bons. J’ai eu la chance de rencontrer DJ Mehdi, SebatiAn et Justice, qui m’ont donné de la matière pour penser et pour m’amuser aussi. Je me sens comme un chauffeur de taxi, qui ne sait pas quand va se finir sa journée. Je prends des artistes dans mon taxi rose et l’aventure nous emmène là où elle doit nous emmener. Quand je sens qu’un artiste ne peut plus rien apporter au label et vice-versa, nous arrêtons la course d’un commun accord.
So-Me : Certains descendent au distributeur et ne remontent pas, d’autres laissent des pourboires généreux… Ça dépend !
(rires)
Et toi, Bertrand, as-tu également ressenti l’euphorie de cette indépendance artistique ?
So-Me : Oui. J’avais une liberté totale. Quand on me demande quels sont mes projets persos, je réponds : “mais c’est ce que je fais tous les jours pour Ed Banger !” Pas besoin d’avoir une marotte, comme par exemple un graphiste en agence de pub qui a besoin de faire des peintures le week-end. Je n’ai jamais été censuré, mis à part par moi-même. Vu qu’Ed Banger ne se situe pas exactement dans le minimalisme, il n’y avait que peu de limites… Et puis ça dépend de l’artiste : celui qui te fait une confiance aveugle, qui te laisse le champ libre, ou l’angoissé qui change souvent d’avis et à qui tu dois sélectionner tes propositions, le convaincre d’un choix plutôt que d’un autre.
Pourquoi avoir appelé le label Ed Banger ?
Pedro : C’est un clin d’oeil évident à l’émission de MTV, The Headbanger’s Ball. Ce qui est drôle, c’est que les Américains pensent qu’Ed Banger est la traduction française de headbanger ! Je confesse que j’ai trouvé ce nom un peu bizarre au début, mais, dix après, je m’y suis habitué… Et il s’est bien incrusté dans la tête des gens.
Vous avez travaillé sur des artistes à risques comme SebastiAn… Pedro, n’as-tu jamais eu peur de retours négatifs de la presse et du public?
Pedro : SebastiAn, je l’ai signé en 2006, c’est l’un des piliers du label. Certes, c’est une personnalité qui gratte, qui peut être glaciale, c’est un peu mon Ian Curtis à moi. Après son premier concert à la Villette, on nous a traité de fachos. Après le clip réalisé par Gaspar Noé, on nous a traités de pédophiles… Mais c’est également un artiste et un producteur très doué. En ce moment, il produit des morceaux de Philippe Katerine et de Charlotte Gainsbourg, je suis ravi qu’il mette son talent à la disposition d’autres artistes que ceux d’Ed Banger. J’ai hâte de travailler sur son second album.
Comment travaillez -vous avec les artistes ? On a l’impression que vos relations sont très fusionnelles, que toi, Pedro, tu as une attitude paternaliste …
Pedro : Ce n’est pas qu’une impression ! J’ai 37 ans, et je peux signer des artistes qui sont presque encore des bébés… J’aime mettre à leur service ma petite expérience. Les douze ans de management de Daft Punk (de 1996 à 2008) n’ont pas été vains. Cette transmission est réellement enrichissante pour moi.
Et toi, So-Me ?
So Me : L’aspect visuel aide à fédérer sous une même bannière, mais chacun est évidemment très différent. Monsieur Oizo, c’est tout ou rien, très simple ou très compliqué. Certaines pochettes étaient validées en cinq minutes et suivies de dix textos enflammés, et d’autres où il m’insultait en me disant que je l’offensais en lui proposant ce genre de choses pourries. Justice, c’est plutôt de l’ordre de la collaboration parce qu’ils sont tous deux graphistes. SebastiAn, lui, m’accorde une liberté totale… tout en étant perclus de doutes. Il demande l’avis des autres, ce qui n’est jamais une bonne chose. Et DJ Mehdi… C’était comme avec Pedro : un véritable dialogue.
À ce propos, on ne peut pas parler des 10 ans d’Ed Banger sans parler de DJ Mehdi… Vous souvenez-vous de votre première rencontre avec lui ?
Pedro : Oui, c’était en mars 1998. L’année suivante, j’ai commencé à le manager. Nous nous sommes rencontrés à New York, nous avons accroché… Il est tombé amoureux de la musique électronique. C’est un trait d’union entre les musiques qui me fascinent, à savoir le rap et l’électro. La famille Ed Banger doit beaucoup à Mehdi, qui avait une chaleur humaine et un bonheur de vivre contagieux. Il allait écouter l’album de l’un, partait en vacances avec l’autre… Bertrand, c’est les mains et les yeux du label, moi les oreilles. Et Mehdi, c’était le coeur. Nous lui demandions son avis pour tout. Quand il est mort, en septembre 2011, je me suis posé beaucoup de questions quant à l’avenir d’Ed Banger. Ça a été le plus gros coup dur du label. Mais c’est ce qui nous a aussi fait bouger. J’ai rencontré ma femme, je suis devenu prêt à être papa… Le mec que j’aimais le plus au monde avait disparu, mais c’est comme s’il me faisait passer un message hyper positif, celui de rebondir.
So-Me : Sans être la vitrine du label car c’était un artiste parmi d’autres, Medhi était extrêmement important au sein d’Ed Banger, par sa générosité mais aussi par ses qualités de communicant. C’était un charmeur de serpents…
Comment vous êtes-vous rencontrés, tous les deux ?
So-Me : Une soirée de rap où jouait l’un de mes meilleurs amis, que je connais depuis mes 12 ans, DJ Pone. Je n’habitais pas encore à Paris, j’avais apporté un livre dont je venais d’illustrer la couverture. Pedro l’a intercepté, a aimé, m’a dit qu’il cherchait un graphiste. Je suis passé au bureau et, deux jours après, j’ai commencé à m’occuper du site Internet. Il était entièrement fait à la main, comme au Bic, à contrecourant de ce qui se faisait à l’époque. Le courant est bien passé et, de fil en aiguille, nous nous sommes retrouvés à collaborer étroitement sur Ed Banger.
Qu’avez -vous en commun, ou pas ?
So-Me : La sexualité !
Pedro : L’hygiène (rires).
So-Me : Plus sérieusement, rien ne nous sépare réellement. Si nous sommes capables de partir ensemble en voyage et de dormir tête-bêche dans des avions, on peut dire que tout nous réunit.
Le succès fulgurant de Justice a confirmé celui du label. Comment les avez -vous rencontrés ?
Pedro : Une raclette party à Vincennes, où j’ai accompagné Bertrand. À la fin du dîner, Xavier et Gaspard me font écouter “Never Be Alone”, et, comme n’importe quel mec doté d’oreilles qui fonctionnent, j’ai été emballé. Nous avons sorti ce disque avec une face B de DJ Mehdi. La sauce a pris. Tout le monde pense qu’il a suffit de claquer des doigts, mais c’est faux. Aujourd’hui, nous fêtons les 10 ans d’Ed Banger mais aussi de Justice. Car avant que le duo n’explose, en 2006, nous avons tourné à l’international, nous avons rencontré des gens à droite et à gauche, ils ont prouvé à tout le monde qu’ils avaient un truc unique en remixant Britney Spears, Franz Ferdinand ou encore Daft Punk. Je suis très fier que Justice fasse partie du top 3 des grands groupes électro de notre époque.
Pedro, quelle a été ta première signature ?
Pedro : Mister Flash. À l’époque, il habitait à Aix-en- Provence. Il voulait que je sois son manager, ce qui ne m’intéressait pas car j’avais le nez dans Daft Punk. J’ai refusé, mais j’avais adoré son disque et j’ai créé le label pour pouvoir le sortir. Je ne me suis jamais réveillé un matin en me disant : “il faut que je monte un label !” Même si ça devait être un fantasme inconscient lorsque je voyais les projets de Guy-Man et Thomas…
Bertrand, quel fut ton premier album à designer ?
So-Me : Celui de DJ Mehdi, en 2006….
Un grand moment du pass é d’Ed Banger ?
Pedro : Les sept ans du label à New York où nous avions rempli Terminal Five, une grande et belle salle de New York, c’était une super fête, la foule était en délire… À la fin, nous nous sommes tous pris dans les bras, c’était très émouvant.
So-Me : Une fête à San Francisco, où nous nous sommes retrouvés tous à mixer en même temps, au lieu d’avoir des line-ups séparés.
Pedro : À cette soirée, j’ai fini avec un collier de boules disco !
Et qu’est-ce qu’il y a de beau à venir ?
So-Me : Nous sortons un livre de photographies inédites d’Ed Banger que nous aimions beaucoup. Elles ont été prises ici et là, elles sont sans prétention, c’est du snapshot… Ces images sont une manière supplémentaire de célébrer cette décennie.
Pedro : J’ai récemment rencontré un producteur de 25 ans qui s’appelle Boston Bun, qui fait de la house music qu’un New Yorkais aurait pu faire dans les années 90. Sauf qu’il la réinvente à sa sauce. L’un de mes futurs challenges, c’est de faire un disque un peu plus long qu’un maxi. Mais je ne suis pas pressé, le travail ne manque pas…. Et puis j’ai un autre projet tout à fait personnel : la naissance de mon premier enfant !
Interview: Sophie Rosemont
Portrait: Thomas Smith
Reportage tiré du livre de So-Me, Travail-Famille-Party.
Extrait de DEDICATE 30 – Printemps/Été 2013