Cette interview est tirée de nos archives, une rencontre avec les Deux membres du groupe Cassius, en août 2016, à l’occasion de la sortie de leur album Ibifornia. Nous la re-publions en hommage à Philippe qui nous a quitté le 19 juin.
Des instrus troussés dans l’ombre de MC Solaar au tube soul futuriste I <3 U So, en passant par l’affiliation inévitable au courant de la French Touch, Philippe Zdar et Hubert Boombass ont tout vu, tout vécu. Aboutissement de vingt-cinq ans de carrière et nouveau départ à la fois, leur récent Ibifornia, avec son casting cinq étoiles (Cat Power, Mike D, -M-, Ryan Tedder, Laurent Bardainne de Poni Hoax), propose une collusion brûlante entre funk roboratif, pop épique, house hypnotique et pulsation afro dionysiaque. Un tel élixir, euphorisant et addictif, valait bien une rencontre.
Dont acte.
Sans tourner le dos à votre éclectisme caractéristique, Ibifornia semble conçu comme une progression homogène et cohérente, plus qu’une simple collection de titres. C’était votre volonté de départ ?
Philippe “Zdar” Cerboneschi: C’est même notre obsession. On l’a complètement foiré dans Au Rêve, on ne s’en est rendus compte qu’après. Pas les morceaux en eux-mêmes, mais leur ordre, le sequencing. Tous les grands disques ont ça : Sign O’ The Times, Songs In The Key Of Life, le premier MGMT. Aller d’un point A à un point B, voire même en vinyle aller du début à la fin de la face A, puis du début à la fin de la B. Qui plus est, parmi les disques sur lesquels j’ai récemment travaillé, j’ai eu la chance d’en faire un comme ça : Wolfgang Amadeus Phoenix. Là, du début à la fin, il y avait ce truc-là, donc je savais que c’était encore possible. Dans l’électronique ou le hip hop, les albums sont même plus longs, et ce sont souvent des doubles vinyles, ce qui est le cas pour Ibifornia d’ailleurs. C’est quand j’ai eu le disque en mains dans ce format que j’ai su qu’on avait réussi sur ce plan.
Hubert “Boombass” Blanc-Francard: Un album, ça doit quand même avoir un sens, pas juste deux singles et un fourre-tout autour.
Est-ce que vous pensez qu’en 2016, il y a encore de la place pour ce type d’écoute, à l’ère des playlists, du zapping ?
Z : Alors je vais te dire une bonne chose : même si mon disque sort en 2016, pour moi son existence va au-delà de cette date. S’il n’est pas accepté comme tel maintenant, j’espère qu’il le sera en 3027. Le zapping, c’est juste une phase. Il n’y a aucun cynisme dans Cassius, on fait notre truc en se rêvant en phares.
B : Je connais plein de jeunes qui écoutent des albums en entier, et nous aussi, à l’inverse, ça nous arrivait d’écouter un seul morceau en boucle.
Z : Le problème c’est qu’actuellement il y a une dérive totale, du fait qu’on dit aux artistes qu’ils doivent être connus, avoir du succès. Mais on s’en branle ! Evidemment je serai ravi que les gens adorent Ibifornia, mais si je devais en tenir compte je ne pourrais pas faire de musique.
B: J’espère toujours, en achetant un disque, être captivé du premier titre au dernier. Mais l’important c’est surtout de faire ce qu’on peut faire de mieux.
Au-delà du clin d’œil de la formule, que symbolise pour vous cette Ibifornia ? Un eldorado ? Un paradis perdu ? Une sorte d’espéranto musical ?
Z : Je pense qu’on a tous ce petit truc, une sorte de jardin secret. Plus j’y pense, plus je me dis qu’en fait c’est la chose la plus pragmatique qui soit, un anti- fantasme. Quand ça ne va pas bien, certains vont se jeter dans une pâtisserie, d’autres prendre de la coke, fumer une clope, regarder un film de Jean Renoir. Et bien c’est ça l’idée : à chacun son Ibifornia.
B : Tout l’intérêt de la vie, quelque part, c’est de le trouver.
A l’époque de vos débuts sous le nom de La Funk Mob, projet au sein duquel vous fusionniez sonorités urbaines et groove house, les frontières entre les genres étaient très tranchées, et l’on pouvait même parler d’antagonisme en ce qui concernait le rap et les musiques dites électroniques, particulièrement en France. Pour vous, qu’est-ce qui a tant changé la donne en vingt ans ?
Z : Avant le rap, il y avait déjà la hip house. Ensuite, les types sont devenus horriblement homophobes donc ça a changé la donne.
B : Le hip hop et la techno sont nés en même temps, mais moi j’avais du mal, à vingt piges, à me plonger dans deux univers aussi forts à la fois. C’est aussi une question d’âge, tu cherches à te forger une identité. Mais aujourd’hui je peux me dire que j’aime autant UR (Underground Resistance, ndlr) que John Coltrane.
Z: Ce qui se fait aujourd’hui c’est toujours de l’EDM dégueulasse, et les rappeurs qui s’y frottent ne se rendent même pas compte qu’ils sont en train de flinguer leur carrière. Il y a une forme de cynisme aussi, à vouloir collaborer dans l’unique but d’être numéro un. Mais si tu cherches un morceau house récent, underground, classe, avec un flow hip hop dessus, qui ait le niveau du Live On Stage de Roxanne Shanté, tu n’en trouveras pas.
Parallèlement, ces musiques contemporaines, créées à la base sur des machines, se sont progressivement ouvertes à davantage d’instrumentation acoustique comme électrique, en studio comme sur scène. Pour Cassius, quel point d’équilibre avez-vous trouvé dans ce domaine ?
B : J’ai toujours conçu la musique comme étant jouée, donc lorsque sont arrivés les boîtes à rythmes et les ordinateurs ce n’était que des outils supplémentaires. Si les mecs ont commencé à sampler c’est parce qu’ils étaient incapables de jouer. Moi quand j’essayais de reprendre Chic et que je comparais ma maquette à l’original, je me disais que j’allais mettre cent ans avant d’obtenir quelque chose de correct ! Donc quand tu te rends compte qu’en samplant tu peux avoir le même son que les disques que tu écoutes en soirée, tu n’hésites pas. Ensuite, quand on peut s’offrir un vrai bassiste, par exemple, c’est une évolution naturelle, je pense.
Z : Il y a bien Laurent Garnier ou Carl Craig, qui intègrent des musiciens de jazz, mais je ne suis pas sûr que ce soit ce que les gens préfèrent. Pour le live cette fois-ci, on recrée notre studio sur scène, on a inventé un décor magique et on espère embarquer les gens dans ce grand voyage.
Zdar, vous avez eu l’occasion de produire nombre d’artistes hétéroclites ces dernières années. Qu’est- ce que cela a apporté à votre propre musique ?
Z : Déjà, la chance de travailler avec des gens que je considère comme des génies, comme Cat Power. Forcément ça m’imprègne, comme si j’étais une éponge. Si on m’avait dit que j’aurais pu l’avoir un jour sur mon disque, je n’y aurais pas cru. Ces six dernières années ont vraiment été pour moi une école de la production.
Boombass, vous êtes issu d’une famille où tout le monde touche à la musique. Est-ce que cela crée une pression supplémentaire ou vous êtes-vous au contraire totalement décomplexé grâce à cela ?
B : Je n’ai jamais eu de problème avec ça, parce que nous faisons tous des choses très différentes. Si j’avais voulu être ingénieur du son, ça aurait été plus embêtant.
Z: On ne se rend pas bien compte de ce que cela signifie d’être le fils de quelqu’un comme Dominique Blanc-Francard dans ce milieu. C’est l’équivalent d’un Zlatan ou d’un Prost dans sa branche. Il y a une période où Hubert aurait pu vriller, mais il s’est libéré de la meilleure manière qui soit.
B : Il y a en ce moment une grande mode, c’est de dénigrer, dans le cinéma par exemple, les “filles” ou les “fils de”, alors que tout le monde est ravi de savoir que son boulanger est d’une cinquième génération d’artisans. Il y a bien un héritage, c’est sûr. Mais ce que je donne dans Cassius, c’est moi à 100%, ce n’est pas grâce à mon père.
Quelle vision avez-vous de la production musicale actuelle, en France comme ailleurs, et de l’industrie du disque ?
Z : Il n’y a plus vraiment d’industrie du disque, c’est désormais une industrie du spectacle.
B : La métamorphose a eu lieu, les gros continuent à gagner beaucoup d’argent même s’ils font croire que ce n’est pas le cas. J’ai arrêté de m’intéresser à la technique, vu que ça change tous les six mois, mais je crois que le streaming est en train de s’installer. L’important c’est qu’il y ait encore de l’argent qui soit ramené pour les acteurs de la musique, afin qu’elle puisse toujours être produite. C’est essentiel que ce système-là subsiste, parce qu’il n’y a pas encore d’alternative de financement réaliste. Il faut qu’un partage soit fait entre les différentes formes d’art diffusées sur le net, même si ça doit prendre dix ans.
Quel conseil donneriez-vous à un jeune producteur, artiste ou groupe qui se lancerait aujourd’hui ?
Z : D’essayer de trouver SON chemin par tous les moyens possibles, même artificiels. Ne pas utiliser le même matériel ni écouter les mêmes disques que les autres, par exemple.
B : Choisir une forme d’expression et tenir le cap. Et surtout beaucoup travailler. Quand j’avais vingt ans je ne le comprenais pas, mais quand on dit que le génie c’est 10% de talent et 90 de travail, c’est fondamental.
Moby expliquait récemment avoir du mal à jouer sur des grandes scènes, à entrer en osmose avec un public jeune et souvent sous excitants, alors que lui, à la cinquantaine passée, a arrêté tout stupéfiant. Qu’en pensez-vous ?
Z : Je crois surtout que le problème vient de sa musique : si tu balances du trip-hop dans un gros festival, c’est normal que ça ne passe pas. Je pense que Moby se trompe de combat. C’est normal que les jeunes aient envie de s’éclater en sortant. Lui faisait bien des titres entraînants, comme Go, mais depuis il a vendu des millions d’albums avec ses samples de blues.
B : Et puis ça fait partie de l’exercice. Si tu es à Woodstock, et que tu commences à faire une musique toute dark, et bien c’est de ta faute si ça se passe mal.
L’année 2016 a vu disparaître certaines figures emblématiques de la musique du dernier demi- siècle : David Bowie, Prince et Alan Vega, pour n’en citer que trois. Qui sont vos héros aujourd’hui ?
B : Je n’écoute que des gens morts (rires). Je pense qu’il y a sûrement de nouveaux génies, mais on ne retrouve jamais les équivalences d’avant.
Z : Il y a un artiste que j’adore, c’est Frank Ocean. J’attendais ses dernières sorties avec la même excitation que j’attendais celles de Prince.
Pour évoquer ce dernier, avez-vous toujours envie de faire la fête comme si l’on était en 1999 ?
Z : Quand cette chanson est sortie (en 1982, ndlr), j’avais quatorze ans. Et bien j’ai toujours envie de m’amuser comme à cette époque. Le DJing est la passion qui m’a amené à tout faire.
B : Je ne peux vraiment pas concevoir de baisser les bras par rapport à tout ce que j’aime. Evidemment, maintenant, nous sommes obligés de prendre date et de prévoir trois jours off derrière (rires). Mais quoi que l’on décide de faire, le cœur y est.
Z : Voilà. Comme Moby, quoi (rires).
Interview: François Dieudonné aka Frank Godgiven
Photographies: Toilet paper