En levant mon troisième bras, je me suis senti plus fort. Vous comprenez, c’était un petit mouvement, mais un grand bond en avant pour moi. Mon horizon se dégage, c’est sûr, et je ne vais plus rester à la traîne. Il va me faire grimper les échelons en très peu de temps. Il est encore petit, c’est presque une ébauche, comme un bras de bébé. Je ne le montre pas, je le glisse sous ma veste, de profil on dirait que j’ai pris du ventre. Je suis enceinte de mon propre bras, ça me fait rire tout seul.
Les mouvements sont encore désordonnés. Les médecins m’ont dit qu’il fallait du temps pour que les connections se fassent dans le cerveau. Ils ont garanti que ça se développerait plus vite qu’un bras d’enfant. C’est comme un animal à apprivoiser et souvent j’ai mal à la tête après les exercices. Je lui parle, ça aide : lèves-toi, plies-toi. Pour l’instant, il suit le mouvement de mon premier bras gauche, un peu comme les orteils suivent tous le même mouvement. J’ai connu un type qui arrivait à bouger son petit orteil indépendamment des autres, alors j’ai bon espoir.
J’ai eu droit à trois semaines de congé pour la rééducation. Je m’ennuie un peu. Je n’ai pas grand chose à faire, j’attends que ça pousse. Heureusement ma société a été très présente durant toute l’organisation. J’ai reçu un mail un jour : AMELIOREZ vos PERFORMANCES ! Voulez-vous rester dans la moyenne ? FELICITATIONS! VOUS avez été choisi pour faire parti de la Ligue des CHAMPIONS! Les FEMMES aiment les HOMMES FORTS ! C’est vrai que ça m’a plu tout de suite. Dans le corps du texte, ça disait, contactez la Clinique de la Performance, et puis aussi, VOTRE DRH connaît déjà les secrets de la REUSSITE ! PARLEZ-EN AVEC LUI MAINTENANT ! Bon, ça m’a un peu intrigué, mais je me suis dit que si on pouvait m’aider dans les démarches ça serait mieux. Je veux dire, après tout, si d’un seul coup, je devenais plus performant d’une façon vraiment significative, il vaudrait mieux prévenir quelqu’un tout de suite.
L’opération s’est bien passée. En fait on ne sent pas grand chose. D’abord, le laboratoire a cloné des cellules souches, reprogrammé mon ADN, une petite piqûre et voilà, on attend. Je n’ai même pas eu besoin de poser des jours. Bien sûr, ça gratte un peu au début, et puis j’avais peur de l’écraser dans mon sommeil, mais on s’habitue vite. J’ai choisi le bras gauche pour améliorer mon rendement à mon poste. J’ai calculé que je pourrais sauter d’une catégorie d’ici un an, et multiplier mon coefficient par 1,8 d’ici à l’exercice prochain. Ce n’est pas rien. Comme ça, je pourrais rembourser mon prêt, parce que même avec les subventions que mon DRH a obtenues pour moi, l’opération n’est pas donnée. C’est un investissement. On n’a rien sans rien, n’est-ce pas ? Aujourd’hui, c’est un grand jour, je retourne au travail. Dès le hall, certains se retournent sur moi. Mon histoire a fait le tour, j’en suis sûr, je sens de la jalousie. Je m’y attendais un peu. Je suis arrivé plus tôt pour discuter avec la réceptionniste. Je l’aime bien. Elle me demande ce que ça fait. Puis elle me dit que ce n’est pas idiot comme démarche, elle se fera peut-être greffer une autre oreille un de ces jours. Ou une deuxième bouche pour répondre à un double appel. J’aimerais bien voir ça, une deuxième bouche, ça serait certainement utile. On ne se rend pas compte tant qu’on n’a pas essayé. Le progrès, c’est aussi dans les détails. Moi la prochaine fois, si j’ai les moyens, je crois que je ferais aussi quelque chose pour moi. Une paire d’ailes, ou un troisième œil, ça vous dirait pas, juste pour vous faire plaisir ?.
Texte : Brifo
Illustration : Regis-R assisté de Doriane Souilhol
Extrait DEDICATE 16 – Printemps 2008