Anne aime bien ce bar situé en haut de la rue, là, juste à gauche de l’église. Ferme à 5 heures. Quand même. On a le temps de boire, de lier connaissance, de finir si on a de la chance avec un type pas trop mal. Les bons coups sont rares par ici. La plupart des gars ont fui sur la capitale. Ceux qui sont restés… Un maximum de chômeurs en rade, des travellers, des militaires et quelques étudiants. Ceux-là sont des gosses de riches. L’université est loin. Chère. Il faut une caisse.
D’un regard circulaire Anne fait le bilan : sur le parking, une 205 (un gradé), deux Lexus (des fils de notables), trois Smart (des filles ?), une Fiat 500 restaurée et une Beetle tunée. Juste avant de pénétrer dans la salle comble et moite du bar, elle repère le combi Volkswagen orange (“va pour le type du combi, j’espère qu’il a un matelas propre”).
Pas facile de cibler le type au combi au milieu de cette bande d’agités vociférants qui tapent le carton en renversant à moitié leurs pintes sur leurs pulls ou leurs vestes treillis. Anne vérifie son sac. Tout y est. Elle se pose dans un coin. Observe. Angle de 180°. Personne ne la remarque. Sauf ce rasta blond lavasse roulant ses cigarettes à l’autre bout du bar, bougeant d’une jambe sur l’autre genre envie de pisser. Le piercing est pas mal. Fiché dans l’arcade sourcilière gauche. Mais l’écharpe aux couleurs de la Jamaïque ! Faute de goût, Man ! Et le manteau péruvien ! Anne aime bien son sourire. Il en use à donf’. La reluque du coin de l’œil. Sautille jusqu’à elle. Anne déteste ses manières d’ado attardé. “Putain, c’est pas vrai, à chaque fois je me fais brancher par un immature à la con couvert de morpions…” Il dit salut. Propose un spliffe. Dis “c’est cool”. “Ouais”. “Tranquille”. Plus de quatre mots, ce qui étonne Anne. D’ordinaire, ils ont juste quelques mimiques simiesques à lui proposer en guise de hors-d’œuvre.
Il se prénomme Gaspard. Un prénom de bourge pense-t-elle. Ou le fils d’un bobo de Bordeaux. Quel âge il a ce con de faux rasta ? Regarde moi ça, il a les doigts jaunis par la nicotine. Anne passe la main dans les dreadlocks du gars. “C’est quoi que vous mettez dans vos cheveux ?” Gaspard lui raconte la longue histoire des coupes rastas. L’incroyable épopée qui va de Natty Dreads à Jamiroquai le traître “mais bon il est cool”. Gaspard aux quenelles gelées n’a rien du dragueur entreprenant et relou de la dernière fois qui avait fini par lui vomir dessus ses trois litres de Stella sans arriver à bander. Gaspard est doux comme un agneau. La main repasse dans les cheveux. Anne tire un peu sur le paquet de nouilles. Le type s’esclaffe. “Trop cool Man, franch’ment j’ai jamais vu une meuf comme toi…”. Anne boit lentement mais Gaspard écluse. Dans quelques heures elle le mènera à son combi. Ils baiseront. Dans son sac elle a prévu des capotes, du déodorant et une tondeuse Uki.
Anne a horreur des petits blancs qui se la pète rastafari. Anne est une black bitch. One & Unique. Et en province, y’en a peu qui lui résiste, croyez-moi, demain matin, sergent Gaspard il va trop kiffer sa race, yes man, c’est moi qui t’le dit !
Nouvelle : Philippe Di Folco
Extrait DEDICATE 13 – Eté 2007