Le cinéma turc respire. Bouffée d’air frais qui chatouille les narines. Le peuple turc s’affirme et, avec lui, tout un art se révèle. Démonstration sur le grand écran, haut en couleur, d’un cinéma survitaminé qui n’en est pas à son premier coup d’essai.
En 1998, déjà, Le bandit, de Yavuz Turgul, volait la vedette et remplissait les salles avec trois millions de spectateurs, attirant l’attention hors du pays sur la réalité d’un cinéma turc de qualité. L’heure de l’ère turque a sonné. Hollystanbul est ambitieux et l’embellie ne semble pas faiblir.
Empreint d’une justesse à faire frémir les plus sceptiques de nos cinéphiles, il dépeint le savoureux mélange sweat and spicy d’un pays aux multiples facettes. Photographie d’un peuple éprouvant l’impérieuse nécessité de traduire par son art ce que ses tripes lui dictent Voilà vingt-cinq ans, on le pensait éteint, enfoui sous un amoncellement de téléfilms made in USA. Mais, tel le phénix qui renaît de ses cendres, l’envol est aujourd’hui majestueux et la production se diversifie. Le Festival international du film d’Istanbul projette au monde l’art turc des frères Lumière. On partage avec ses voisins le festin d’un pays où, à eux seuls, trois films ont rassemblé plus de quatre millions de spectateurs l’année dernière, concurrençant ainsi la scène hollywoodienne. L’exclusif devient jouissif pour tous ceux qui veulent goûter au confinement des salles obscures. L’ambiance est festive et les mets sont copieux. On côtoie cinéma d’auteur et films populaires. Profusion de saveurs, pour le plus grand bonheur des appétits les plus féroces. Dans ce bouillonnement culturel, le cinéaste germano-turc Fatih Akin, primé en 1995 pour Sensin – Du bist es !, réédite, en or, ses performances avec Head-On qui s’avère être un très bon piège à Ours (Berlin 2004). Récit de relations amoureuses conflictuelles où tous se retrouvent sans que personne ne s’y trompe. D’une année à l’autre, il n’y a qu’un pont à franchir. Crossing the Bridge, the Sound of Istanbul, périple sur le macadam istanbuliote, parachève la démonstration d’un indubitable talent. Ce voyage musical guidé par Alexander Hacke, compositeur de la BO de Head-On, sonde les strates sociales d’une ville, carrefour entre Orient et Occident, mue par différentes cultures et influences.
Le cinéma turc a marqué une parenthèse. On le pensait moribond. C’était sans compter avec la colère contenue, le silence annonciateur d’une relève portée par une nouvelle reconnaissance internationale. Le public, de toutes parts, est conquis. Uzak (2003), de Nuri Bilge Ceylan, sélectionné en compétition à Cannes vingt et un ans après la Palme d’or de Yol, de Yilmaz Güney, rafle la mise. Mais le joueur est un adepte du succès qu’il côtoie dès son premier film. Kasaba remporta le prix Fipresci 98 du meilleur film turc. On y dépeint, en noir et blanc, avec maestria et réalisme, la découverte du monde des adultes à travers les yeux un peu craintifs, mais contemplatifs, d’une écolière de 11 ans et de son petit frère. Calé, un peu affalé, on s’abandonne, on se rend compte. La conscientisation du public, par des rafales de 24 images par seconde, rend fertiles les plus secs des cinéphiles. L’artiste ne triche pas. Calcul orienté d’une main de maître mi-fer, mi-velours. On se rêve in situ, transporté par l’odeur visuelle d’un cinéma ancré, profond et lucide. Parcours initiatique, d’un petit “hôtel” on tend à “aller vers le soleil”. La tête sur les épaules, “dans l’attente des nuages ”, Yesim Ustaoglu nous compte l’enfer au féminin. Invitation à partager l’histoire tragique d’une femme qui se remémore son passé, après l’avoir trop longtemps caché. Douloureuse révélation sur les persécutions des Grecs en Turquie. Images vivantes, sautillantes comme la bobine d’un film sur un vieux projo. Parfois graves, témoignage d’un pays en proie à de violents changements sociaux. Choc des perceptions et des valeurs, complexité d’un art troublant de justesse dans un pays à l’identité forte.
Dans la Salle d’attente, Zeki Demirkubuz s’affirme comme le plus impatient des artisans de cette renaissance, alors qu’au sommet la Rencontre, du percutant réalisateur Ömer Kavur, n’engrange pas moins de sept prix au Festival national d’Antalya de 2003. L’éventail cinématographique se déplie à coup sûr. D’un bout à l’autre, le cinéma d’auteur, empreint de gravité, côtoie la légèreté de films populaires comme les comédies sociales avec Vizontele Tuuba, de Yilmaz Erdogan (2004). Elles évoquent avec humour les troubles des années 80 ou l’intervention plus que musclée des militaires dans l’extrême sud-est de la Turquie. Yilmaz Erdogan, sur le ton d’une comédie douce-amère, dresse la satire d’un pouvoir déclinant, où l’on envoyait en exil intérieur les intellectuels coupables de ne pas penser droit. Le cinéma turc s’épanouit : films débordant de vie où l’œil critique d’un peuple enraciné dans des réalités difficiles s’agite puis se fixe, sans misérabilisme, pour compter déchirures, petits bonheurs, espoir et amertume. Substrat culturel à l’esthétique originale, le 7e art est en effervescence mais, aujourd’hui encore, doit naître de l’urgence, s’exprimer coûte que coûte avec les moyens du bord. Alors peut-on prendre toutes ces images comme des passerelles permettant de franchir tous les Bosphore qui pourraient se dresser devant les salles obscures et ailleurs ? La réponse est OUI !
Texte : Jessica Segan
Images: Soul Kitchen et Head on par Fatih Akin, Uzak de Nuri Bilge Ceylan.
Published : Automne 2005 – DEDICATE 07