J’ai le sourire en coin, la nuit m’a été agréable, le sommeil ne s’est pas fait attendre. Les paroles de Stevie Wonder en guise de réveil m’apparaissent comme un doux présage : “Isn’t she lovely, isn’t she wonderfull…” J’avale mon café adossé au mur d’une boîte à manger, dormir, et autres réjouissances…
Un studio de 20m du XVIIIème arrondissement. Je me glisse droit comme un “i” dans mon uniforme. Je suis coursier de composition d’une boîte de management en transport rapide au nom de “Rapido”. Un regard dans la glace, de quoi ajuster le col de ma chemise orange criard. Ce taf n’a de bon que de m’assurer une forme physique irréprochable.
A peine la porte claquée, Josie me susurre déjà ses mots doux à l’oreille ; “Pas plus rapide que Rapido… Hey, salut beau blond. On t’attend depuis 15 minutes, un paquet pour la Maison Lô… Mets le turbo Trésor.”
J’enfourche ma bécane, mon joyau de vélo, l’unique objet de valeur que j’ai en ma possession. Le coup de pédale digne d’un coureur de la grande boucle, mon fuseau dessine parfaitement mes atouts de mâle, culotté ! J’ai failli mourir trois fois avant d’arriver à bon port. Rencontre inopportune avec une berline foutument équipée qui a pilé à approximativement 7cm de mon mollet. J’entends encore quelques palabres italiennes décochées du côté passager. Incompréhensible. Paris est en ébullition, la “Fashion Week” et son cortège de modeux parés des plus “in” apparats. J’arrive.
A l’accueil de la Maison Lô, c’est l’effervescence. Pas une âme compétente pour me délivrer de cette tâche ingrate, je sombre dans l’embarras. Défilés d’Homosapiens, l’air est saturé de testostérone. L’homme le plus agité qui m’arrive à la taille me dévisage d’un air inquisiteur. Il crie, insulte, mitraille hommes et femmes de jurons un brin poétiques par leurs consonances latines. “Combien mesurez-vous ?”, Silence d’une demi-seconde. “ça fera l’affaire, enfilez ça et mettez-vous dans la queue. Il faut suggérer un déhanché nonchalant sans faire la “biatch”. On regarde droit devant. Pose face aux photographes, et on repart. Ce n’est pas très compliqué, non ?” Le mec a perdu la tête et s’est trompé d’étalon. Bizarrement je m’exécute, un coursier qui défile, la vie est surprenante. Voilà que j’ai envie de pisser, mon tour arrive, j’ai le coeur qui bat la lambada sur un air de Jimmy Hendrix. Les lumières sont aveuglantes, je ne vois que son regard à gauche de l’estrade, je la fixe. Dieu qu’ses yeux sont beaux ! Une créature sublime placée au premier rang. Quelques sifflets, le plus divin des sourires m’extirpent de mon immobilisme. J’ai tenu la pose. Merde ! Depuis combien de temps ? Demi-tour, je repars sous un tonnerre d’applaudissements. Il faut que je la revoie. Le petit homme me rappelle à l’ordre, “Toi ! Mets-toi devant. Et évite de rester figé, tu n’es pas encore au Musée Grévin.” La cour du roi se bidonne, le maestro à l’accent chantant rafle tous les suffrages. Défilé final, je suis en tête de cortège, son siège est vide… Non…Pas ça ! Dans les loges, deux, trois gars me demandent le nom de mon agence, “Rapido”, “Connais pas.” tu m’étonnes. Mr Lô “himself” vient me saluer : “Une future star, j’ai le nez.” Je crois deviner un clin d’oeil derrière des traits inésthétiquement tirés. “Très peu pour moi M’sieur”. A peine le temps de désapprouver ma réponse qu’il réanime mon esprit terni en faisant les présentations : “Ah, je vous présente la plus belle, princesse Freya, …” “Akim. Moi c’est Akim.” Putain, une princesse, aucune chance.
3h et quelques hectolitres plus tard, j’ai dépassé le seuil critique, je ne mise plus sur la réflexion. Je n’ai qu’une envie, la déshabiller, l’épouser et puis lui faire des enfants, ou peut être lui faire des enfants en l’ayant déshabillée après lui avoir demandé de m’épouser. Je ne suis pas dans le calcul mais c’est le coup de foudre, sacrée foutaise dans laquelle j’ai sombré. Je me laisse aller, j’ai pourtant peur de la brusquer. Je lui fais l’amour, une fois, deux fois, dix fois. Elle me violente, je suis sa proie, victime de la plus délectable des tortures. Je goûte enfin au conte de fée, un prince furtif en charmante compagnie.
Et puis vient la frayeur matinale lorsque ma belle Freya s’en est allée, évaporée. Plus de déesse et mon cul sur le plancher, je pédale dans la semoule et pas l’ombre d’un guidon. Elle a tiré son coup et mon plus bel engin. Coureur d’un soir pour l’amour d’un jupon, j’ai perdu ma bécane et gagné le droit d’être pris pour un con.
Texte : Jessica Segan
Illustration : Dany Morea
Extrait DEDICATE 21 – Automne 2009