Créateur d’installations éphémères et génial metteur en scène, l’artiste new yorkais Spencer Tunick, nous délivre une œuvre singulière et engagée. Au cœur de sites naturels ou urbains, l’artiste met en scène à travers le monde entier, des centaines ou milliers de volontaires posant nus qu’il rassemble et immortalise, grâce à des prises de vues photographiques spectaculaires savamment orchestrées.
Partie indissociable du paysage, le corps dénudé est surtout conçu comme un « outil » qui exprime la vulnérabilité et la pureté, destiné à nous sensibiliser sur la fragilité de l’environnement dans lequel nous vivons. Ainsi provoque-t-il chaque année au moins un grand rassemblement, au profit d’œuvres philanthropiques.
On retrouve par exemple, l’artiste militant aux côtés de l’organisation écologiste Greenpeace, lorsqu’il fait poser 600 personnes sur le glacier Aletsch dans les Alpes Suisses, ou plus récemment en Bourgogne, lorsqu’il réunit 700 personnes, dans les vignes françaises, afin d’attirer l’attention sur les changements climatiques planétaires et ainsi de provoquer une réaction des autorités et de l’opinion publique.Aujourd’hui, la simple annonce d’un projet de Spencer Tunick suffit à mobiliser des milliers de volontaires anonymes à travers le monde, d’origines et de cultures différentes. L’artiste compte des dizaines d’opérations à son actif et sur le marché de l’art, ses clichés, résultats d’actions ultra-médiatisées, se vendent des dizaines de milliers d’euros.
À l’occasion de ce numéro, nous n’avons donc pas manqué cette occasion de lui poser quelques questions afin qu’il nous éclaire sur son travail. C’est de sa résidence new yorkaise qu’il a accepté de se prêter au jeu d’une courte interview.
Pouvez-vous nous décrire en quelques mots votre travail ?
J’utilise la photographie et la vidéo dans des installations spécifiques, mettant en scène des groupes de personnes nues. Mon travail combine performance, sculpture et photographie.
Spencer, d’où vous vient votre inspiration ?
Ma toute première inspiration vient de mon enfance et des visites de musées avec ma mère à New York, avant que je ne parte vivre dans les montagnes Catskill. Très tôt, j’ai aussi été inspiré par les travaux de Claes Oldenburg, Frank Lloyd Wright, Yayoi Kusama, Nancy Rubins, Robert Smithson ou Richard Long… Plus généralement par les artistes performeurs.
Comment choisissez-vous les lieux pour vos projets ?
Le plus souvent, pour les projets à l’étranger, je suis invité par un musée d’art contemporain qui me donne carte blanche et m’invite à faire des repérages. Je pars environ 6 mois avant, voire même un an, afin de photographier les rues et le paysage urbain, en imaginant l’installation avec les participants. Au début je photographie donc beaucoup de trottoirs !! Après avoir choisi des lieux, je les propose au musée qui demande ensuite à la ville, les autorisations nécessaires.
En ce qui concerne le choix et la recherche des personnes, comment vous y prenez-vous ?
Le musée envoie un communiqué de presse annonçant le lancement du projet. Il y a également une présentation sur le site internet du Musée ainsi qu’un formulaire de renseignements que les gens peuvent remplir. Ils doivent notamment indiquer leur âge, leur coordonnée mais surtout leur e-mail pour que nous puissions leurcommuniquer et leur envoyer les instructions au commencement du projet.D’ailleurs, aujourd’hui tout se fait par e-mail. Dans le passé, lorsque j’ai commencé, je distribuais deux mille flyers à l’angle de Ludlow et d’Houston Street, en espérant surtout ne pas tomber sur un agent de police en civil.
Est-ce que vous sélectionnez les e-mails ou est ce que vous partez du principe que plus il y a de monde et mieux c’est ?
Au départ, je sélectionne généralement tout le monde. Dans mon travail le processus de sélection est très démocratique et cela me plaît beaucoup car il y a tant de choses dans le monde de l’art qui ne le sont pas ! Ensuite, quand tous les gens sont là et que je fais la première ou deuxième mise en place, alors je commence à constituer des groupes en fonction de la morphologie corporelle, de l’âge de la couleur de la carnation, des cheveux, du sexe… Et plus tard selon le projet, dans la matinée ou le lendemain en fonction de l’avancement de mon travail, je commence à discriminer et à réduire le nombre de personnes.
La démocratie est un peu malmenée !!
Oui. (rires)
Une fois le projet terminé, entretenez-vous des relations avec les gens que vous avez photographiés ?
J’ai photographié tant de personnes et intégré tant d’entre elles dans mon travail qu’il est très difficile pour moi ensuite, un peu comme un réalisateur, de rester ami ou en contact avec chacune d’elles. C’est un peu triste car j’ai rencontré tellement de gens bien…
Mais tous ces projets vous ont quand même permis de développer des relations intéressantes à travers le monde, non !
Oh, bien sûr !! À travers leur corps, les gens vous livrent une face cachée d’eux-mêmes, ce qui crée un lien très fort avec l’artiste. Les gens sont portés par le projet artistique et expriment chaleureusement leur joie d’en faire partie.
Vous travaillez dans tellement de pays différents. Comment faites-vous pour communiquer ?
Même si parfois on en fait la demande, je n’ai pas de traducteur professionnel et il y a toujours quelqu’un qui parle la langue.Mais il y a parfois des problèmes avec le système de sonorisation. Par exemple, lorsque le porte-voix ne fonctionne pas comme nous l’aurions cru. Je travaille au lever du soleil car les gens, surtout quand ils sont nus, sont très réceptifs et sont très faciles à diriger. C’est un peu comme si, à ce moment là, être nu au lever du soleil créait un état d’alerte.
Quelle est la meilleure et la pire expérience que vous ayez eue ?
La pire est généralement liée à des problèmes techniques. Réaliser de tels projets est formidable, bien qu’il y ait beaucoup de pression. Il n’y a vraiment rien que je n’ai pas aimé et c’est pourquoi je continue à réaliser ce type de projets.
Avec quels partenaires ou sponsors aimez-vous travailler ?
Récemment, un travail que j’ai vraiment apprécié faire, plus que d’autres peut-être, c’était celui avec Greenpeace. Car contrairement à un projet dont j’ai l’idée ou qui a été commandé par un musée contemporain, ce type de travail est une véritable bulle d’air. Ce sont des projets pour des grandes causes et pas seulement des projets commerciaux. À l’inverse d’un projet pour Sony, Gap ou Diesel par qui j’ai également été approché mais à qui j’ai souvent dit non.
Le thème du magazine est Get together. Comment se reflète-t-il dans votre travail ?
Ce qui est intéressant dans mon travail, c’est que lorsque les musées diffusent l’événement à travers la ville, dans la presse et les différents médias, ils créent l’opportunité de demander à votre voisin d’être nu avec vous. Il propose aux gens une façon intéressante de se socialiser, dans un contexte artistique. Je pense que c’est une façon intéressante de se rassembler en étant nu, c’est comme une sorte d’acte thérapeutique au même titre que vous iriez au sauna ou dans une source d’eau chaude. Ce n’est pas comme si vous alliez sur une plage de nudiste ou si vous adoptiez un style de vie.
Quels sont vos prochains projets ?
On m’a demandé de faire un travail avec les gays et lesbiennes à l’occasion du Mardi-Gras en Australie, à Sydney, le 1er mars 2010. Mon travail portera sur la thématique «Allons ensemble». C’est une occasion pour ces personnes d’affirmer leur droit de vivre ensemble dans une parfaite égalité.
Êtes-vous déterminé à continuer dans cette voie ? Ou avez-vous des projets différents pour l’avenir ?
Je vais continuer dans cette voie en utilisant le corps dénudé. Je vais aussi continuer de travailler sur une série de portraits individuels ainsi qu’une série de nus réalisée lors de fêtes. J’ai également fait une série de sculptures où je place les gens sur des objets que je construis.
Des objets ? Pouvez-vous nous en dire plus ?
Par exemple, si vous allez sur mon site et regardez les images de la série « Amsterdam », vous verrez que j’ai créé une sorte de structure invisible conçue comme une arche ou un pont sur lequel repose des corps. J’ai envie d’explorer cette voie.
Spencer Tunick, nous vous remercions infiniment d’avoir bien voulu nous accorder cet entretien et nous vous souhaitons beaucoup de succès dans vos projets.
Pour en savoir plus sur le travail de l’artiste : www.spencertunick.com
Nous tenons à remercier l’artiste new yorkaise Gail Mitchell, pour son soutien et sa collaboration.
Interview : Christophe Menager, Gail Mitchell
Photographie : Spencer Tunick
EXTRAIT DEDICATE 22 – Hiver 2010