Entre l’artiste, qui cherche une autre représentation de la réalité, et le militant qui propose de la changer de façon plus ou moins radicale, il existe de nombreuses manières de critiquer l’ordre établi. Quelquefois, être une femme dans une assemblée d’hommes suffit à bousculer les idées reçues. Comment replacer l’individu et son libre-arbitre au centre des dispositifs qui le façonnent… questions croisées à Marie de Cénival, fondatrice de La Barbe, le sociologue Eric Fassin et l’artiste Agnès Thurnauer.
DEDICATE : Agnès, votre œuvre, je pense essentiellement aux badges sur lesquels vous féminisez des noms d’artistes masculins, développe un point de vue féministe sur l’art, revendicatif.
Agnès Thurnauer : Je m’intéresse à la représentation. J’ai travaillé sur la question de l’absence des femmes dans l’art jusqu’au début du XXème siècle. J’ai constaté que les gens ne se figuraient pas cette question, quand je leur en parlais. Ainsi, j’ai commencé à féminiser le genre des prénoms de grands artistes du masculin au féminin, pour faire acte de représentation, plus que de revendication.
DEDICATE : Vous dites que votre travail n’est pas revendicatif. Pourtant, vous appuyez sur le fait que le monde de l’art est totalement dominé par les hommes. Vous pointez par ailleurs du doigt le consumérisme dans l’art, je pense notamment à votre série Fuck The Market.
A.T. : Fuck the Market, c’est des portraits d’artistes morts qui ont eu une distance face au marché, qui interrogeaient le lien entre l’art et les exigences, les attentes du marché. J’ai créé cette série après avoir lu la biographie de Marcel Duchamp, artiste éminemment subversif. Car pour moi, quand on traverse l’histoire de l’art, on remarque combien les grandes œuvres étaient toujours subversives. Je ne sais pas si Léonard de Vinci était un rebelle, mais il n’a pas donné La Joconde à son commanditaire parce que celui-ci ne l’aurait jamais accepté. La Joconde n’était pas l’expression de la jeunesse et la beauté, mais celle du temps qui passe. De même quand Matisse a vu “Les demoiselles d’Avignon”, il a pensé que Picasso se fourvoyait. On se dit alors où en sommes nous, dans l’art contemporain, question subversion.
DEDICATE: Justement, comment une femme artiste se positionne-t-elle face aux attentes des galeristes, des acheteurs ?
A.T. : J’ai toujours ressenti le fait qu’il y avait un endroit où l’on était seul, quel que soit le groupe auquel on appartient, et que le seul pouvoir qu’on avait, c’était la force de créativité. Je pense que l’approche collective est importante, mais que dans la démarche individuelle, on a autant de portée que dans un cadre collectif. Pour en revenir à l’histoire des badges, il s’agissait dans une certaine mesure d’une revendication féministe, puisque dans ma vie j’ai toujours vécu de front la question de la femme dans l’art. Dernièrement, une galerie m’a dit “on aime beaucoup ton travail, mais on ne peut pas travailler ensemble, il y a déjà assez de femmes”.
Eric Fassin : C’est combien, assez ? (rires)
A.T. : Pas beaucoup, on est à une époque très régressive: il y a des revues contemporaines qui sortent, avec des textes sur 15 artistes, et pas une seule femme. Je ne nie pas une revendication féministe, c’est simplement qu’à la base, je me dis que cette question est abstraite, les gens ne se la représentent pas. Dès lors, comment donner une forme pour qu’elle devienne visible, audible, pour que la femme puisse venir s’inscrire dans la société ?
E.F. : C’est précisément ce que fait le féminisme, les ramener à des réalités concrètes au lieu d’aborder les choses de manière abstraite, Dans le domaine de l’art, ça veut dire en passant par des formes.
A.T. : Tout à fait. J’ajouterai qu’en tant qu’artiste, femme et mère de 3 enfants, je bouscule certains clichés.
DEDICATE: Le fait même de vouloir accéder à l’égalité, à la norme, est donc une forme de rébellion en soi ?
E.F : J’hésite un peu à utiliser le terme de rebelle. Bien sûr, je n’ai rien contre, mais si tout le monde commence à trouver que c’est bien, il y a lieu de se méfier: si la rébellion est consensuelle, c’est qu’elle n’interroge plus l’ordre du monde. La rébellion risque de s’émousser…
DEDICATE : D’autant qu’on assiste à une accélération de la récupération du thème de la rébellion, de ses messages, ses symboles. Warhol en avait conscience, il souhaitait que soit gravé sur sa tombe : “Produit”.
E.F. : Le “rebelle” risque de passer (trop) bien à la télé, devenant un produit marketing. Pour déjouer cette récupération permanente, je préfère revendiquer une posture critique. Certes, cela fait moins rêver – mais du coup, c’est moins récupérable aussi. “Critique” signifie qu’on n’accepte pas l’évidence de l’ordre des choses tel qu’il est – que ce soit l’ordre des sexes ou des sexualités, l’ordre des classes ou l’ordre racial…
DEDICATE : Ce qui semble intéressant, c’est que le marché s’est emparé, a fabriqué une image du rebelle dans les années 50. Un rebelle moderne incarné par James Dean qui est totalement dénué de toute revendication autre que l’opposition à un ordre paternaliste, au moment même où, en 1954 avec le Mc Carthysme, toute forme d’opposition à l’ordre politique était éradiquée. Il devient ainsi un produit dont l’image peut se revendre : en affiches, en T-shirts, en films. Et depuis, on vit sur une sorte de modèle, qui a totalement été repris, qui est devenu une coquille vide de sens, une image de pub. Du coup on se demande désormais, qu’est ce qu’un vrai rebelle ? Aujourd’hui, un groupe comme La Barbe, en allant à l’association des maires de France fait acte d’opposition, de revendication…
Marie de Céniva : En fait, nous aussi, un peu à la manière d’Agnès, on est dans la représentation de l’injustice faite aux femmes, du fait de leur non reconnaissance. Puisque ce n’est pas visible, nommé ou entendu, personne ne s’empare de cette problématique, tout le monde accepte cet état de fait. Pourtant, pas mal de gens souffrent de ces inégalités sociales. Mais on n’en fait rien, parce qu’on a tellement intégré la normalité de ces inégalités, qu’on ne se les représente pas. Du coup, on tente de les représenter. Alors est-ce que ça c’est rebelle ? Dans un sens oui. Je ne cracherais pas sur le mot rebelle ; sur sa symbolique moderne peut-être, mais la rébellion fait toujours sens aujourd’hui. Je suis une personne en réaction, depuis toute jeune : je me disais que j’étais une fille, et que ce n’était vraiment pas pratique, parce que je ne pouvais pas rire aussi fort que je le voulais, je n’avais pas la liberté dont j’avais besoin. Je vivais ma féminité comme un carcan, à cause de la contrainte; j’ai toujours été en réaction face à cette contrainte.
DEDICATE : Et avec La Barbe, vous avez trouvé un moyen de ne pas être sans cesse cantonnée aux questions de femmes…
M.C. : En fait, on s’est dit qu’on allait poser les questions où on n’attendait pas les femmes, c’est à dire dans les sphères du pouvoir. Avec la campagne présidentielle de 2007, on a constaté que la majorité des femmes avaient intégré le fait qu’en politique, se présenter en tant que femme était une chose très difficile, presqu’une honte. Il fallait être d’une force monumentale pour supporter le regard critique d’une société qui vous détestait comme femme, vous admirait comme femme, mais en tout cas vous cantonnait à votre rôle de femme, sans pour autant que vous puissiez vous en réclamer. Parce que dès lors qu’on l’affiche, on est dans la rébellion. Il est donc très difficile de trouver une solution oblique consistant à dire oui, je suis une femme, non, je ne veux pas qu’on m’y réduise.
E.F. : Peut-être n’y a-t-il pas vraiment de solution ! C’est le “paradoxe” féministe dont parle l’historienne américaine Joan Scott : prendre la parole en tant que femme, pour demander à ne pas être traitée en tant que femme. C’est vrai de toutes les minorités – homosexuels, Noirs, etc. Ce “paradoxe minoritaire” nous rappelle qu’il ne suffit pas de se rebeller pour abolir les rapports de pouvoir – et d’abord le langage qui les organise. Aussi faut-il réfléchir à des stratégies minoritaires pour bousculer un peu les choses. La force de la Barbe, c’est de faire rire – en mettant un peu mal à l’aise : il y a incertitude, on ne sait pas tout à fait à quoi s’en tenir. Se jouer des rapports de pouvoir, c’est déjà un peu les déjouer. C’est introduire un grain de sable dans la machine, ou du jeu dans le mécanisme.
Je pense aussi à l’exemple de la traduction de Judith Butler. Comment ne pas perdre la puissance critique de son œuvre, dès lors qu’après avoir été ignorée en France, elle y est aujourd’hui à la mode ? La première édition française de Trouble dans le genre était sous-titrée : “pour un féminisme de la subversion”. Je me demandais toujours : subvertir quoi ? La subversion, si elle n’est pas subversion de quelque chose, me paraît dépolitisée. Comment peut-on être subversif sans subvertir quelque chose? Pour la réédition en poche, le sous-titre, fidèle à l’original, est : “le féminisme et la subversion de l’identité”. On sait sur quoi porte la subversion. C’est la question qui m’importe :
qu’est-ce qui nous trouble, et qu’est-ce qu’on veut troubler ? Bref, rebelle, je veux bien, mais rebelle contre quoi ?
DEDICATE: Dans ce cas, une expression comme “rebelle sans cause” est une aberration ?
E.F. : En tout cas, je demande à voir! Je vois des gens en colère contre une chose ou une autre, ou contre beaucoup de choses, mais pas contre rien ! Sinon, ça veut juste dire qu’on est de mauvaise humeur (rire collectif)…
A.T. : On en revient à cette histoire de représentation, et ça me rappelle mon enfance où quand je parlais du peu de femmes dans l’art, on me disait mais si, il y a Rosa Bonheur… il y a une sorte d’inquiétude face à la question, face à la représentation d’une réalité qui n’est au final pas inquiétante…
E.F. : Moi, je pense que les gens ont raison d’être inquiets : poser la question de l’absence des femmes de la représentation, c’est toucher à l’ordre du monde. Et bien sûr, il s’agit de représentation – au sens artistique, mais aussi politique. Qui est exclu de la représentation nationale ? On le voit, il est plus facile de faire une place aux femmes, ou aux minorités visibles, dans le gouvernement qu’à l’Assemblée… C’est pourquoi je me suis intéressé à la figure allégorique de Marianne. Pourquoi une femme pour représenter la République, quand les femmes ont tant de mal à faire partie de la représentation nationale ? C’est justement que Marianne n’est qu’une allégorie. D’ailleurs, si elle était réelle, elle n’exhiberait pas ses seins dans nos mairies. Arborer ce symbole féminin, n’est-ce pas cacher l’absence des femmes ? Si l’allégorie est forcément féminine, alors la réalité est nécessairement masculine. C’est pourquoi j’avais proposé qu’on ait aussi la parité dans les symboles : non seulement Marianne, mais aussi Marcel.
M.C. : A ce sujet, nous avons un gros projet pour le 14 juillet qui consiste à aller “barber” toutes les Marianne de France. Du coup, on lance un grand appel à tous ceux qui veulent aller “barber” Marianne. Le but est d’arrêter cette représentation hypocrite du pouvoir. Il faut rendre à César ce qui appartient César, le pouvoir a toujours appartenu aux hommes, donc il faut le signifier. On le dit à la fin de notre manifeste : “Quand les femmes auront le pouvoir, on verra bien ce qu’elles en feront. En attendant, qu’elles le prennent !” On revendique donc juste le droit d’être en position de prendre des décisions. C’est une bataille pour des positions, ce n’est pas une bataille pour un contenu particulier. Ce qui nous importe, en somme, c’est le droit au choix.
Eric Fassin: sociologue, enseignant à l’ENS, chercheur à l’Iris
Marie de Cénival: fondatrice de La Barbe www.labarbelabarbe.org
Agnès Thurnauer : artiste www.agnesthurnauer.net
Propos recueillis par Brifo et Karim Zehouane
Published : Eté 2008 – DEDICATE 17