Il est 7h15 quand je sors de l’entrepôt. La chaleur et la poussière forment déjà une couche épaisse qui plombe les épaules. Le café est sur mon chemin et je les croise au comptoir avant d’aller travailler.
H me fait signe de la tête, R marmonne un bonjour en reposant son demi. K vient de poser le journal. Je me place entre lui et R et j’ouvre directement à la météo. Un café s’il vous plaît. Un temps de chien encore ils ont dit, R fait. Ouais, ils ont annoncé plus de 40 aujourd’hui, K répond. Remarque ça doit pas trop te déranger, toi, R dit. H dit ouais tu dois être habitué. Nous, on n’est pas fous, avec ce temps-là, on reste dans la case avec nos femmes, et ils rigolent un peu, car K a l’habitude que R lui cherche des embrouilles gentiment.
M arrive, fait salut, il fait chaud dans le coin, patron, un kawa, non, une mousse, bon, ça va les mecs, vous avez vu les poubelles ? m’en parle pas, H fait, on peut plus ouvrir les fenêtres, avec cette chaleur, je te dis pas, ça daube, je peux même plus bouffer chez moi. Ouais mon quartier y a même plus de trottoir tellement y a de sacs et de merde dans la rue. T’as raison, la même chez moi, remarque moi, je ferais pareil à leur place, grève illimitée. Putain de mairie. Il paraît, ils vont envoyer l’armée. Tu me sers la même ? R me pousse du coude, tu bois rien, toi, allez prends un canon c’est pas le ramadan. Ah Ah. Laisse-le, H dit. Je souris et j’avale mon café. M dit, t’as touché le Loto, c’est ta tournée, ou quoi ? Je fais un signe de tête, je vous laisse les gars, faut que j’y aille. Il est 7h40. Je regarde par la fenêtre les voitures qui ont déjà du mal à passer. Personne ne régule la circulation par ici, ça coince toujours un peu.
Allez salut les mecs. Quand je sors, l’odeur chaude et aigre de la rue, les voitures, les poubelles, monte et s’accroche dans ma gorge. Il doit déjà faire presque 30 degrés. Je n’ai pas sommeil. J’ai bossé toute la nuit. Ça ne me dérange pas. A l’armée j’ai appris à pas dormir beaucoup. Chez moi, c’est à dix minutes à pied, mais je n’ai pas très envie de rentrer maintenant. La sueur fait comme une peau sous ma chemise. Sous le pont du périph, un SDF a laissé son matelas et des cartons. Je traverse en apnée jusqu’au bout du tunnel. J’imagine que je suis en plongée dans une eau noire et mortelle. Si je n’arrive pas à la lumière assez vite, je me noie dans la pisse et la crasse. Je cours presque. Le quartier est juste derrière.
Après l’obscurité la chaleur me fait presque du bien. Je m’arrête une seconde. Dans le caniveau, un tas de vers et de fourmis est en train de finir un chat écrasé. Cette ville est pleine de vermine, il faut être le plus malin pour ne pas se faire bouffer. J’en écrase un paquet, histoire de. Une moto se rabat pour m’éviter, ça klaxonne, bande de cons. Je devrais peut-être aller me reposer. Aujourd’hui je reprends à 14h. La semaine dernière j’ai été convoqué. La direction m’a fait comprendre que mon travail ne s’arrêtait pas à la surveillance du magasin. Qu’il est inadmissible que les employés consomment les produits dans l’entrepôt, même détériorés et destinés à la casse. Dorénavant tout employé surpris à voler dans les réserves serait renvoyé sur le champ. Les plus anciens surtout, comme R et H, ont tendance à interpréter librement le règlement. Il est temps que tous montrent l’exemple et se mettent au travail. Pour le bénéfice de chacun. Bien sûr, mes efforts seront récompensés, et je recevrai une prime pour toute infraction grave constatée. Si les preuves sont suffisantes, bien entendu. La direction a commandé de nouvelles caméras, et ils m’ont demandé de les installer discrètement. J’ai fini cette nuit.
En longeant le parking, j’aperçois un truc qui grouille dans un sac, je shoote, et j’ai à peine le temps de le voir, un rat long comme le bras. Tout le monde aurait fait comme moi. Il va encore faire trop chaud aujourd’hui. Un vrai temps pour les chiens.
Texte : Brifo
Illustration : Lea Rowena
Extrait DEDICATE 14 – Automne 2007