C’est dans les locaux parisiens du plus britannique des labels masculins que nous avons rencontré Sir Paul Smith. Réveillé depuis les aurores, ce grand bavard a répondu à nos questions avec espièglerie et est revenu pour nous sur le lancement de sa marque éponyme et l’évolution de la mode masculine depuis ses débuts.
Quand êtes-vous arrivé à Paris ?
Ce matin par le train de 5h40 et je rentre très tôt demain, je suis venu seulement pour la journée. Je viens environ 10 fois par an, mais je voyage toutes les semaines à vrai dire. La semaine dernière, j’étais en Italie, celle d’avant à Moscou, avant ça en Allemagne puis à Los Angeles. J’adore voyager.
Votre rêve était de devenir cycliste professionnel mais une blessure a changé vos plans. Comment êtes-vous tombé dans la marmite de la mode ?
Oui c’était mon rêve entre 12 et 19 ans, mais en y réfléchissant je ne pense pas que j’aurai vraiment été bon dans ce milieu (rires). Il faut avoir un rêve dans la vie ! Ensuite, je suis tombé dans le monde créatif et comme le dit l’expression : la suite appartient à l’histoire. Je me sens privilégié, car aujourd’hui encore cette compagnie est la mienne, totalement indépendante. J’ai commencé en tant qu’assistant dans une boutique et j’ai économisé petit à petit jusqu’à pouvoir financer ma première boutique. À côté, j’ai beaucoup travaillé en freelance en tant que styliste, photographe, designer. Et c’est ainsi que j’ai fait grandir mon business. Mon succès n’a pas été immédiat, les choses se sont faites progressivement et ça m’allait parce que je suis une personne très tranquille, stable. Et dès que je gagnais un peu d’argent, je le remettais directement dans ma marque plutôt que d’acheter un jet privé (rires). Ma première boutique était minuscule, sans fenêtres, mais j’ai adoré cette époque parce que pour me lancer, il m’a fallu relever de nombreux défis comme créer mes propres tissus, une chose que je n’avais jamais faite. Puis j’ai dû apprendre à faire mes propres photos, j’ai même shooté pour des magazines… C’était une époque stimulante, j’ai appris sur le tas.
Comment était la mode masculine lorsque vous avez commencé en tant que designer ?
L’industrie n’était pas aussi développée, les gens s’intéressaient beaucoup moins à la mode. L’homme ordinaire portait simplement un costume, sans fioritures, rien de véritablement branché. Les enfants portaient majoritairement des uniformes donc il n’y avait pas de fermetures Éclair ou ce genre de choses, tout était dans la sobriété, la tradition. La France, elle, m’a toujours accueillie à bras ouverts. J’ai commencé à vendre ici en 1976 et immédiatement, les hommes ont commencé à porter mes pièces. Mais au début, surtout à Londres, les hommes avaient peur d’avoir l’air trop féminin, ils se méfiaient des couleurs et privilégiaient des teintes comme le bleu marine, le gris et bien-entendu le noir.
Les choses ont changé selon vous ?
Dans les années 80, les choses ont commencé à changer, il y a eu un boum dans les publications de mode masculine comme Arena, GQ, Esquire. Et tout à coup, il a été admis que les hommes s’intéressent à leurs cheveux, on a vu apparaître des produits de beauté masculins. Des choses qu’on considérait auparavant comme outrageusement féminines et qui auraient été inacceptables sont aujourd’hui perçues comme normales. Le problème auquel l’industrie fait face aujourd’hui c’est le trop-plein d’informations ; trop d’internet, Twitter, Facebook. C’est plus difficile pour les jeunes designers de trouver leur niche, je pense.
En Angleterre, la mode masculine a une place spéciale, elle est plus colorée, plus extravagante…
Oui, c’est vrai, on a commencé avec Savile Row, reflets classiques du costume anglais, mais dans les années 60, ils ont aussi commencé à diversifier leur vision. Les universités britanniques comme la Royal College of Art ou la Central Saint Martins ont également joué un rôle important. Elles ont commencé à attirer des étudiants venus du monde entier et les influences de Londres se sont faites plus internationales ce qui a poussé les designers à être plus ouverts. Et dans les 70, l’industrie de la musique a également explosé avec les Rolling Stones, les Beatles etc. Ça a également contribué à l’ouverture de la mode anglo-saxonne.
Comment cette période a influencé votre manière de faire de la mode ?
Quand j’avais 18 ans, j’ai fait des pantalons pour Jimmy Page de Led Zeppelin, j’ai travaillé avec les Stones, David Bowie… Mon goût pour les fleurs, les broderies viennent du fait que je travaille constamment avec des musiciens. Aujourd’hui encore, je collabore avec The Lumineers, Christine & The Queens, Jake Bugg. C’est intéressant pour moi de voir que mon travail attire aussi une nouvelle génération d’artistes.
Londres continue à exercer une influence sur votre travail ?
Au début énormément. J’avais très peu de moyens financiers et les textiles que je pouvais me permettre étaient très anglais comme le tweed. Mais avec l’augmentation des commandes, j’ai eu l’opportunité de pouvoir créer mes propres tissus l’influence a diminué. Étrangement, ma boutique qui ouvre en janvier propose plus de textiles britanniques donc il s’agit peut-être d’un cercle sans fin.
Vous avez décidé de présenter l’homme et la femme en janvier. Pourquoi avoir pris cette décision ? Et est ce que cela a changé votre manière de concevoir le vêtement ?
Il y a plusieurs raisons, l’une d’entre elles est que c’est une décision dans l’ère du temps, nous sommes de nombreux designers à avoir pris cette décision. Mais aussi, en les rapprochant cela m’a permis de mettre en avant des silhouettes plus androgynes et de montrer qu’il y a un véritable lien entre ces deux lignes. Pour moi, c’est un essai intéressant, ce qui ne veut pas dire que je vais le faire à chaque fois, mais j’avais envie de tenter l’expérience. Et puis bien sûr avec la récession économique présente dans de nombreux pays, nombreux sont les acheteurs à n’aller qu’à la Fashion Week de Paris ou Milan, ils ne vont plus à Londres ou New-York et ne vont pas plus à Séoul. On a plus de chances de rencontrer des gens en montrant à Paris ou Milan.
C’est une manière de se rapprocher du vêtement dégenré pour vous ?
Pour moi, cette réflexion a toujours été présente dans ma manière d’aborder le vêtement. Il y a quelques années, j’ai fait poser Linda Evangelista dans un costume masculin Paul Smith, je travaille beaucoup avec Patti Smith qui elle ne porte que des vêtements masculins. Je dirais que ce sont plus des choses qui sont venues naturellement à moi plutôt qu’une quelconque recherche de ma part.
Vous avez également parlé de votre travail photographique, quel est votre lien à l’image?
Mon père était photographe et il était un membre fondateur d’un club de photo amateur local ce qui fait qu’à partir de 11 ans, j’assistais à des conférences tenues par de nombreux photographes. J’ai appris comment jouer avec la photographie, mais aujourd’hui la photographie est tellement instantanée qu’elle ne me semble pas aussi importante. Un gamin de 10 ans peut prendre une bonne photo aujourd’hui, donc j’ai un peu plus de mal avec le médium.
Quelle est votre rapport avec les réseaux sociaux ?
J’ai deux comptes Instagram, celui de la compagnie et le mien. C’est une source de conflit, car mon compte personnel ne parle jamais de mode, c’est trop ennuyeux. Je le vois plus comme un journal visuel, je voyage beaucoup comme je l’ai déjà mentionné et j’aime partager les choses que je vois. J’ai environ 300 000 abonnés ce que je trouve très sympa. Certaines personnes en ont des millions, mais elles postent des photos de leurs chaussures, moi, je parviens à intéresser 300 000 personnes en postant un arbre ! (rires)
Vous travaillez dans la mode depuis maintenant plusieurs années. Qu’est-ce qui vous pousse à continuer ?
Une centaine d’années (rires). L’amour de la vie, vous rencontrer, voir le soleil…
Portrait Arno Bani
Interview Melody Thomas
Mode: Photographe Sophie Hemels c/o Cake Films & Photography
Styliste Clotilde Franceschi assistée de Roosje Nieman
Manequins Djavan Mandoula c/o Success, Sami Younis c/o Success
Archives DEDICATE 35 – Printemps/Eté 2017