En général, oui, c’est moi sur la photo. Un peu derrière, ou alors plein champ, tenant par l’épaule le personnage principal, votre copine ou vos potes, un petit jeu innocent où le faire valoir n’est pas celui que l’on croit.
On s’arrange toujours pour que je sois là, bien présent sur l’image. Quand je dis “on”, c’est vous bien sûr, parce que moi, je cherche plutôt le hors-cadre. Je vis, c’est tout et vous pouvez continuer à me shooter comme vous shootez les gros lézards des environs, ces feignasses de lézards que vous ne dérangez même plus.
Plus que l’océan ou le sable qui sont plus beaux ailleurs, je représente votre séjour ici, je suis de tous vos souvenirs. Alors, je me plie au jeu. C’est ainsi. Comme un lézard des sables, je glisse ma trace, ma silhouette sur des centaines de photos à travers le monde, parce que des touristes il en vient de partout jusqu’à ce bout de terre. Et moi je fais partie du décor, comme on dit, un particularisme local, presque une curiosité. Ma petite cabane, la plage, la mer et moi. Beaucoup plus loin, il y a les “resorts”, et toujours des touristes pour tenter l’aventure, faire dix kilomètres à pied à travers la forêt. Ou soudoyer un pêcheur pour arriver jusqu’ici, trempés, rouges déjà sous le soleil, dans une barque pourrie à moteur. Avec un peu de tchatche, un pêcheur peut, en un aller-retour, se faire autant qu’en une semaine de boulot, ça s’est déjà vu, alors je ne peux pas leur en vouloir d’en rabattre autant vers la petite crique perdue que j’ai investie il y a longtemps déjà.
Les touristes, c’est d’abord un bruit. Je suis sur la plage et je regarde le vent. Le soleil est déjà fort lorsque j’entends le rebond sourd d’une coque sur l’eau. Des craquements et des cris d’oiseaux montent de la forêt derrière moi. Face au soleil, je ne distingue plus l’horizon gris bleu. Sous mes paupières closes, le monde se dessine en éclats orange. Il fait chaud et je profite de l’instant. Sous la fine croûte qui cède facilement, le sable roule, souple et léger sous les doigts. La barque a déjà dépassé la pointe sud de la crique. Devant elle, le mouvement régulier du rouleau que les courants et le relief engendrent en permanence. Une vague parfaite, longue et rapide sur une plage trop étroite pour le tourisme de masse et trop isolée pour un pêcheur et sa famille. Tout juste bonne pour un surfeur. Des nuées de petits crabes nettoient la plage à chaque ressac. Les reflets d’un nuage jouent avec la transparence d’une flaque entre les rochers. Je reconnais la barque et je vous reconnais. Vous serez une quinzaine, peut-être une trentaine, à emprunter le même chemin dans la matinée. À partager ce monde au milieu du monde pendant les prochaines vingt-quatre heures. Je salue le pêcheur qui déjà s’en va.
Je vous appelle les touristes, mais c’est par jeu, vous le savez, on se connaît depuis trop longtemps. Juste une bande d’amis qui se retrouvent au même endroit, pour célébrer la nuit la plus courte de l’année. Des amis qui ont tout dépassé et tout avalé, les rencontres, les ruptures, les absences et les plaisirs. Certains économisent des mois pour payer le trajet, l’un a même tout plaqué un jour pour honorer le serment qui vous lie. Chacun apporte sa contribution à la fête et je sais que rien ne manque malgré les difficultés du voyage. Vous êtes bien organisés. Et moi, le premier et le seul habitant légitime de ce bout de terre, vous savez que je suis le gardien de votre secret.
La pleine lune éclaire la scène. Un feu crépite des insectes qui viennent s’y brûler. Allongés à côté, certains accusent le coup et dorment déjà. D’autres se sont éloignées par groupe de deux ou trois. Quelques-uns cherchent à décrypter les étoiles. C’est l’instant où la fête se cherche un second souffle, après les cris, après la communion, la célébration des retrouvailles, après les rires, la musique, l’alcool, la danse, et le n’importe quoi. Une s’est approchée et, comme chaque année, m’a expliqué pourquoi mon regard l’intrigue, cet éclat vert au coin de l’iris. Peut-être aimerait-elle rester plus longtemps, après la fête. Elle n’ose pas proposer. Au-dessus de nous, un cri animal signale que la nuit va se terminer. C’est mon signal. Vous savez que cet instant m’appartient. J’ai veillé sur vous jusqu’à maintenant, mais là, plus rien n’existe. Déjà, je rentre dans l’eau noire en poussant ma longboard devant moi. À cette heure, l’écume est presque phosphorescente au-dessus de la surface obscure. Ciel et mer forment une masse unique et sombre. À dix mètres du rivage, les bras doivent pousser plus fort pour ne pas se laisser ramener vers le sable. La même étoile me guide chaque jour pour éviter un affleurement de rochers. Mes bras me disent quelle distance j’ai parcourue dans la nuit. Plein est, l’horizon n’existe toujours pas. J’attends. Le moment exact. L’instant où je vais me redresser. La bonne vague. La première. Celle qui va m’emmener vers le nord, suivre la ligne d’horizon.
Ça y est : une lueur, un mouvement. Maintenant. Les premières couleurs naissent, je me détends, je m’élance. Je suis debout sur le chaos du monde qui s’éveille, je prends de la vitesse, ma board glisse sur la crête de la plus longue vague de la côte, et je reste tourné vers l’est lorsque me frappe le rayon vert, le premier rayon de soleil, la mer enfin se sépare du ciel et je suis au milieu, les mains agrippées aux étoiles, les pieds dans l’écume, écartelé, explosé, j’ai deux mille ans, vingt mille ans, et la vie commence ici.
À la mémoire de Per Goodman, le Mr Goodman d’Arugam Bay (Sri Lanka).
Texte : bRiFo
Illustration : B.Savignac
Extrait DEDICATE 05 – Printemps 2005