« Je suis un artiste et ça signifie que je peux être aussi égocentrique que je le veux » : Lou Reed n’a jamais pratiqué la langue de bois, et ne s’est pas fait que des amis lors de sa vie tumultueuse. Pourtant, celle-ci est bel et bien scandée par des rencontres nécessaires. Malgré sa misanthropie légendaire, Lou Reed a toujours su (bien) s’entourer.
À l’origine de tout, une enfance complexe et torturée – dans tous les sens du terme. Lorsqu’on découvre son penchant homosexuel, le jeune Lewis Alan Reed est soumis à des électrochocs et traité avec des drogues comme la thorazine. Il n’est plus jamais le même après ce trauma qui ne lui donne guère envie d’explorer les éventuelles qualités de ses congénères. Cependant, son besoin de créativité le rapproche d’un certain milieu artistique à tendance beatnik. La première rencontre réellement déterminante pour son cheminement intellectuel est sans conteste celle du professeur Delmore Schwartz, essayiste, poète et écrivain américain qui enseigne dans l’université où traîne vaguement Lou Reed. Ce dernier est impressionné par la force de la pensée de Schwartz, basée sur le dialogue pluri artistique et la force des pensées oniriques. À partir de là, les mots et les mélodies iront définitivement de pair pour le futur leader du Velvet Underground.
Le Velvet Underground… C’est grâce à lui que Lou Reed connaît le succès version collectivité. Ce n’est certes pas son premier groupe, mais sa légendaire arrogance le fait systématiquement black listé de tous les bars de New York. Entouré par le Velvet Underground, encensé par l’intelligentsia américaine puis internationale, son talent s’expose enfin. Avant de déclarer forfait de cette expérience malgré tout épuisante, Lou Reed aura partagé la scène (et Nico !) avec John Cale, sympathisé avec Andy Warhol, copiné avec Morrissey, et co-signé trois albums majeurs de l’histoire du rock : White Light/White Heat, The Velvet Underground et The Velvet Underground & Nico, communément surnommé « l’album à la banane ». Pas si rancunier, il accepte une quarantaine d’années plus tard de signer la préface du récent ouvrage de Johan Kugelberg qui reprend de A à Z l’histoire du groupe new yorkais.
Alors qu’il se retrouve seul et à priori sans aucun recours, c’est David Bowie, groupie notoire du Velvet Underground, qui lui tend la main, et lance sa carrière solo à Londres. En 1972 sort Transformer, le best-seller de Lou Reed. Mais une brouille avec Bowie le plonge dans une longue dépression, entretenue par les drogues, l’alcool, la provocation gratuite et une paranoïa proche du délire. Ce qui ne l’empêche guère d’écrire son chef d’œuvre Berlin, où le thème du couple est au centre de cet opéra rock bouleversé et bouleversant. Depuis 1994, date de sa rencontre avec l’artiste Laurie Anderson, avec qui il n’hésite pas à collaborer (c’est en duo qu’ils se produisent en septembre dernier à la salle Pleyel) il s’ouvre davantage au monde. Il joue dans Brooklyn Boogie de Paul Auster, écrit neuf chansons pour la pièce de théâtre Time Rocker de Bob Wilson… En 1997, fort du succès du film culte Trainspotting, dont il est une des inspirations, il partage même son tube « Perfect Day » avec trente autres artistes célèbres. Les recettes sont reversées à des associations aidant les enfants défavorisés. Si ses détracteurs – et ses groupies également – se trompent sur son compte en le voyant comme un ermite sauvage et volontiers agressif, Lou Reed, lui, sait que se frotter à l’autre est une expérience bénéfique, voire salvatrice.
Depuis son plus jeune âge, Lou Reed nourrit une fascination pour la littérature du plus morbide des écrivains américains, Edgar Allan Poe. C’est en 2000, pour un opéra de Bob Wilson, que Lou Reed révèle cet amour inconditionnel en écrivant un long poème à la symphonie complexe, ostensiblement inspiré par Poe. Il y mêle souvenirs de jeunesse et références à Hubert Selby Jr et William Burroughs. Trois années après, il récidive cet exercice de « Poe-Try » en s’entourant de ses proches : Laurie Anderson, bien sûr, mais aussi le fidèle Bowie, Ornette Coleman ou encore Antony Hegarty. Lou Reed ressent ensuite le besoin de coucher sur papier cet hommage étrangement grandiloquent. Pour cela, l’image doit s’allier au texte. L’univers sombre et onirique de Lorenzo Mattoti, déjà auteur de Dr. Jekyll & Mr. Hyde ou de Lettres d’un temps éloigné, séduit l’artiste. Aussitôt dit, aussitôt fait : The Raven vient de paraître aux éditions du Seuil, se révélant être une réussite à la fois esthétique et narrative. Qui aurait pu très bien ne pas l’être : Lou Reed a justement ce côté Dr Jeckyll, amical et généreux, autant que Mister Hyde, taciturne et volontiers renfermé. «Collaborer avec Lou Reed m’a tout de suite fasciné. Il est très précis dans son univers, mais parfois il redécouvrait son texte, y revenait. Jusqu’à la fin, on ne savait pas ce que ça donnerait. » Un peu comme d’habitude avec Lou Reed : insaisissable, mais finalement accessible.
Johan Kugelberg, The Velvet Underground, préface de Lou Reed, Rizzoli New York Editions.
Lou Reed et Lorenzo Mattotti, The Raven – Le Corbeau, traduit de l’Américain par Claro, Seuil.
Texte : Sophie Rosemont
Photographie : Adam Ritchie/ Rizzoli NY/Velvet underground
EXTRAIT DEDICATE 22 – Hiver 2010