Il était temps… Huit ans après la sortie d’un Solo Piano I absolument enthousiasmant, Chilly Gonzales est de retour en version pianiste. Sans perdre son enthousiasme, ni son exigence.
Jason Beck est toujours là où on ne l’attend surtout pas. Le touche-à-tout insatiable canadien et européen d’adoption (il vit entre Toronto, Paris et Berlin) est aussi bien crédible en rappeur déjanté, qu’en brillante pop star ou en producteur minutieux. Mais, dès qu’il s’assoit face à son piano, Gonzales se métamorphose, épousant la moindre touche de l’instrument. Laissant les costumes au vestiaire, il livre une musique à la fois malicieusement classique et farouchement actuelle.
Comment s’est construit ce Solo Piano II ?
En huit ans, j’ai collectionné des petits bouts de morceaux, qui, au fil du temps, s’imposaient comme des morceaux uniquement destinés au piano. Puis je les ai répétés pendant six mois, jusqu’à ce que je puisse posséder ces morceaux au bout des doigts. Ensuite, j’ai fait cinq séances d’enregistrement sur trois mois – paisiblement, sans être obsédé par ma technique. Comme le disait Miles Davis, il faut tout apprendre puis tout oublier pour qu’on puisse être dans le moment et exécuter tout ce dont on a rêvé.
Faut-il maîtriser la technique pour s’en affranchir ?
Pour moi, c’est le cas. Je pense que tout le monde n’est pas obligé de faire une école, mais il faut garder cette attitude d’étudiant et cette perspective d’apprentissage afin d’être ambitieux dans ce que l’on fait. On ne doit pas s’imaginer que tout est déjà en nous, car on ne perd pas en apprenant, au contraire : on s’enrichit. En respectant certaines règles, nos croyances vont changer… ou pas. Si je suis devenu original, c’est parce que je ne voulais pas suivre bêtement tout ce que l’on m’enseignait. Et beaucoup de musiciens classiques ne savent pas jouer pour s’amuser. Mais je respecte le patrimoine, la tradition. J’ai failli exister dans un monde discipliné !
Comment offrir une suite à Solo Piano I sans se répéter ?
En jouant un registre d’émotions plus large et plus mélangé. J’aimais le côté noir et blanc du premier volet, là, j’étais plus dans le gris… C’est à la fois plus cynique, plus naïf, plus pop. Et je n’ai pas renié tout le chemin musical que j’ai parcouru depuis. Il y a un peu d’Ivory Power et de Soft Power, il y a un peu de Feist. Même si, contrairement à elle, je n’ai pas besoin de trouver une résonance poétique dans mon travail, de me kidnapper moi-même quand j’enregistre un disque. Et mon album de rap (The Unspeakable Chilly Gonzales, ndlr) a changé ma vision du piano, que j’ai imaginé comme un orchestre à lui seul. Enfin, un artiste comme Berlioz m’a beaucoup inspiré sur ce disque.
Et Erik Satie, à qui tout le monde a fait allusion lors de la sortie de Solo Piano I ?
Erik Satie a voulu, lui aussi, faire à la fois quelque chose de pop et de sophistiqué. Il était dans son temps. C’est peut-être pour cette raison que l’on m’a si souvent comparé à lui… Moi, je voudrais être un pianiste pour les gens qui n’écoutent pas les pianistes. Car je ne veux pas participer au monde triste des personnes qui n’écoutent que du jazz ou du classique… Même si eux et moi partageons la même culture, j’ai fait mon choix, celui de ne pas favoriser ce type de snobisme. J’ai eu de la chance, ma musique a aussi été utilisée pour la publicité de l’iPad, des artistes formidables m’ont sollicité. Je veux continuer à collaborer avec Feist, Drake ou Daft Punk ! Ou avec mes meilleurs amis comme Peaches ou Mocky…
À propos de Daft Punk… Pouvez-vous m’en dire un peu plus ?
Je n’ai pas travaillé avec eux sur des morceaux finis, j’ai plutôt participé à certaines sources mélodiques. Tout est assez cryptique dans ce projet, mais je crois que j’aurai quelques notes sur leur prochain album. Je suis ravi : toute expérience est bonne à prendre.
Comment varier autant les plaisirs musicaux et avoir autant de facettes sans perdre son authenticité ?
J’ai plusieurs moi. Confondre les genres, les challenger, c’est une obsession. Je cherche toujours la forme musicale qui correspondrait le plus à ce que je vis, l’émotion que je ressens à ce moment-là. Pour le rap, je voulais faire passer un message verbal et musical en contraste. Le rap est très codé, conservateur, très lié à une certaine histoire de vie que je ne partage pas, je savais que ça ouvrirait des questions. Concernant le piano, je déménageais à Paris, je n’avais pas encore beaucoup d’amis, je ne parlais pas bien le français… Cette idée de solitude et de réflexion s’est retrouvée dans Solo Piano I. Je pense aussi au public, à la bonne surprise qu’il aimerait que je lui fasse.
Surprendre l’auditeur sans le perdre en route, ce n’est pas trop difficile ?
Il faut que ce ne soit pas trop court, pas trop long, pas trop triste, pas trop joyeux. Que le fil rouge du disque ne soit pas trop gros… Ne surtout pas assommer les gens ! Beaucoup de musiciens de jazz ou de classique ne fonctionnent pas comme ça, ils sont égoïstes. Ils ne sont pas respectueux du plaisir de l’écoute et ne pensent qu’à leur façon d’exister. Une première chanson de trois minutes d’intro sans que rien ne se passe, c’est ce que j’appelle de la souffrance auditive.
Aucun titre de Solo Piano II ne dépasse les trois minutes. C’est fait exprès, donc ?
Oui, car le temps de mes auditeurs vaut plus que ça – et le mien aussi ! Je ne veux pas que leur plaire, mais si je leur soumets une musique un peu plus complexe que d’habitude, je l’enrobe afin qu’elle soit plus accessible. Je veux être un homme dans mon temps. Que mes disques soient vraiment aimés, que les gens viennent en profiter à mes concerts. Ce n’est pas en étant adoubé par le gouvernement que l’on est un artiste nécessaire dans l’histoire de la musique. Je préfère être écouté qu’important.
Après tout, Mozart jouait pour plaire au public, ou plutôt au roi !
Oui, Mozart existait avant cette idée de l’artiste que Beethoven a initié, l’artiste romantique. Le génie sourd qui entend la musique dans sa tête, c’est la recette de l’artiste parfait…
Et sinon, êtes-vous toujours aussi nomade ?
Oui. Il y a mon piano à Paris, c’est un point de chute, mais ma vie est partout. C’est surtout lié à la réalité de mon travail. Je fais beaucoup de tournées, j’essaye de rester à chaque fois dans la ville où je joue, d’y voir mes amis, de retrouver les endroits que j’aime.
Mais le Gonzales d’aujourd’hui n’est plus le même que celui de 2004…
Non. Ma vie artistique comme ma vie personnelle ont été chamboulées. En plus, je n’ai jamais voulu marcher dans mes propres pas. J’ai voulu être grande gueule pour détourner ce côté superficiel de l’entertainer, mais j’ai aussi voulu offrir une vision très pure de ma création. Il faut oublier que les choses les plus cyniques, provocantes comme South Park ou Borat, dissimulent un véritable amour de l’art. La pureté n’est jamais démodée !
Interview : Sophie Rosemont
Photographie : Alexandre Isard
EXTRAIT DEDICATE 29 – Automne-Hiver 2012/2013