Souvent pris en cible de la presse et malgré tout adulé par un public sans cesse grandissant, le chanteur français revient avec un nouvel album bien senti, et baptisé Vengeance. En toute sérénité…
« Je suis fatigué. Je n’ai pas pris de vacances depuis longtemps, alors le moindre truc désagréable, c’est l’enfer ». En effet, Benjamin Biolay a une petite mine cet après-midi là. Et ce malgré les petits gâteaux amoureusement disposés par son label, le café tout chaud et la bougie parfumée qui brûle doucement… Une chose est certaine : issu de la classe moyenne française hissé au trône d’héritier de Gainsbourg, BB n’est pas du genre à faire la fine bouche, ni à pratiquer la langue de bois. Interview 100% cash.
Allons droit au but : pourquoi avoir appelé votre album Vengeance ?
Parce que ce titre emmerdait la maison de disques ! (rires) Au début, je n’étais pas sûr du mot, même si je le trouvais très beau. Mais en voyant leur réaction, je me suis dit que c’était finalement celui-ci que je devais choisir. C’est toujours bon signe, quand la maison de disque tourne de l’œil – c’est ce qui s’était passé avec Négatif, il y a quelques années. On me donnait des arguments marketing du genre : « tu ne peux pas vendre un produit qui s’appelle négatif, il faut que ce soit positif ! » Ambiance Carrefour, je positive… Bref, je me suis donc débrouillé pour en parler à un journaliste qui l’a aussitôt tweeté, et le titre Vengeance était acté.
Pas de règlement de comptes, donc ?
Non, pas du tout. Je voulais éviter la haine, l’amertume. Il s’agit au contraire d’une douce vengeance, de quelque chose qui libère, qui fait du bien. Je n’ai pas réécouté La Superbe, mais une chose est sûre, je n’étais pas dans le même état d’esprit. La chanson avec Jeanne Cherhal, c’était l’échec maximal du couple… Dans cet album, il y a même des slogans enjoués. Mes textes sont moins vindicatifs, il y a moins de gros mots !
Et « le passé qui jette encore les pierres » que vous évoquez dans « Sous le lac gelé » ?
C’est à propos de ce concept de capsules temporelles. Les écoles américaines mettent parfois des choses dans des capsules, des textes, des objets, des boîtes de conserve… Et les ressortent 20 ans après. C’est sympa.
C’est vrai qu’il y a des allers-retours incessants entre le passé et le présent…
Sans que j’en sois conscient, cela fait sans doute partie de mes thèmes récurrents. Pour la première fois dans un de mes disques, j’évoque le futur.
Donc, on ne rumine plus le passé…
Non, on l’oublie, dans la mesure du possible. Et on profite !
Mais il revient parfois, comme dans « Personne dans mon lit » où vous dites : « si tu changes de plan, mon amour, je te garderais toujours le côté du lit qui donnait sur la cour / moi, celui qui donne sur les tours »…
Inconsciemment, ça me travaille. Les tours, c’est mon decorum original, celui de mon enfance, je n’arrive pas forcément à m’en défaire. Quand on me demande si c’est personnel, je réponds que ce sont simplement des rimes… Mais à mon âge, il faut l’admettre, les choses restent. Même si on a essayé de les évacuer. Heureusement, je ne suis pas dans l’auto-analyse, cela me permet de ne pas être trop obsédé par ce que j’écris.
On découvre aussi, de façon plus évidente, vos influences new-wave. Depuis toujours ?
Oui. Mes influences post Beatles et post punk sont mancuniennes, et ce ne sont que des gens qui chantent des textes abominables, comme Ian Curtis ou Morrissey. Sans que le public ne les comprenne vraiment. Tous ces gens qui ont dansé sur « Love Will Tear Us Apart », alors que ce titre est d’une tristesse incroyable, qu’il parle de la froideur de la chambre du couple…
Vous aussi, si vos chansons sont plus enjouées, les paroles n’en restent pas moins empreintes d’une certaine noirceur… N’est-ce pas ?
Il n’y a rien à faire : même si j’ai la super patate, ma musique sera toujours mélancolique.
Cependant, le duo avec Orelsan est le seul moment vraiment hargneux de l’album…
Oui, et ce n’est pas moi ! Pourtant, c’est un nounours, il n’a aucune violence en lui. Et il écrit très bien. C’est un MC de compétition… Mais je voulais qu’il soit la sale créature méchante qui éclate tout. Avec sa voix blanche, métallique, je le sentais bien sur des vers comme « l’amour est dans l’air, j’ai de l’asthme ». Tout le monde lui est tombé dessus avec la chanson « Sale Pute », mais c’était un titre surtout dans la veine d’Eminem. Tout le monde dansait sur des chansons atroces, où il tuait scénaristiquement son ex-femme.
Vous aimez Eminem, donc.
Oui, j’aime le hip-hop. Pas forcément celui des Beastie Boys, que j’aime mais qui est nettement plus rock. J’ai toujours aimé le rap issu de la soul, de la black music.
Sur « Profite », Vanessa Paradis apporte quant à elle une douceur incomparable…
Elle chante si bien… C’est la ballade la moins triste de l’album. Ce n’était pas prévu qu’elle chante dessus, mais lors d’une session sur son album (que je produis), je lui ai fait écouter, et elle m’a proposé de chanter dessus. Je l’ai remerciée mille fois. Ceux qui disent que c’est une petite voix se trompent. En écoutant un titre comme « Kommando », on voit qu’elle a un beau brin de voix. Même sur scène avec Elvis Costello, elle se balade. C’est une grande chanteuse, une grande actrice, une personne hors du commun avec la sagesse d’une centenaire et la joie de vivre d’une enfant. Elle incarne la jeunesse, malgré un vécu énorme.
C’est le moins qu’on puisse dire…
C’est la mieux placée pour en parler, mais elle s’en est pris plein la tronche. Lorsqu’on est confronté à tant de violence et qu’on s’en sort, c’est qu’on possède une force extraordinaire.
Et Carl Barât, qui chante « Vengeance » avec vous ?
Nous sommes amis de longue date, c’est lui qui m’avait traîné sur l’opéra rock Pop’pea en me disant que ce serait génial. Moralité : ne jamais écouter un rockeur anglais, même à jeun ! (rires) Il a réussi à prendre de la distance avec un mode de vie fatalement destructeur, voire suicidaire. Il a un enfant, il est marié, il est heureux, il a envie de faire une belle carrière. Il n’y a pas de pulsion de mort chez lui… Au contraire, on y trouve que de l’amour.
Comme vous ?
(silence) Je crois qu’en fait, nous nous ressemblons pas mal. Quand nous faisions Pop’pea, et que nous disions aux autres que nous allions sortir, tout le monde paniquait car ils savaient que ça n’allait pas finir avant 11 heures du matin. Mais c’est joyeux ! Nous buvons des coups et nous nous amusons, c’est tout. C’est mon ami. En ce moment, nous préparons un disque ensemble… J’adore sa voix de crooner, avec un truc de Jim Morrison.
Et le cinéma dans tout ça ?
Je l’aime de plus en plus, j’aimerais en faire encore davantage. Quand on vieillit, on prend mieux au cinéma… Il y a des rôles pour tous les âges. Et ce 7e art n’est pas si éloigné de la musique : il y a la mise en scène, la technique, le son… Je m’y retrouve. Surtout, j’aime fabriquer un personnage – si possible très loin de moi. Il y a des contraintes, certes, mais c’est un art ouvert, il y a des discussions possibles avec les partenaires de tournage. Si les acteurs ne sont pas d’accord sur une réplique, le réalisateur doit forcément trouver une solution avec eux. Alors qu’en studio, un musicien doit jouer tel accord et s’exécuter, point.
Cela me fait penser à ce film de Tom Di Cillo, Ça tourne à Manhattan, cette scène où il reçoit une récompense et, au lieu de laisser éclater sa joie, se venge en crachant sur toute son équipe…
Oui, j’adore ce film ! La première fois que je l’ai vu, j’ai pensé que c’était exagéré, et après quelques expériences cinématographiques, je me suis rendu compte que ce n’était pas du tout le cas. Di Cillo a dû passer par beaucoup de petits métiers dans le cinéma. Souvent, on demande aux acteurs si ça les dérange de jouer une scène d’amour devant 50 personnes sur un tournage. Mais ces 50 personnes sont toutes concentrées sur leur tâche, et n’en ont strictement rien à f… de ce qui se passe sous leur nez. Le maquillage, le son, la lumière… Le cinéma, c’est à la fois artisanal et industriel, c’est lourd, complexe. Et terrible : un film peut être porté pendant deux ans par un réalisateur et flingué un mercredi matin à 9h à l’UGC des Halles.
Vous qui êtes peu friand des mondanités médiatiques, comment envisagez-vous la sortie de Vengeance ?
La musique, c’est la liberté absolue, surtout sur ce disque-là où j’ai fait ce que je voulais. Concernant la sortie de l’album, c’est un agenda très rempli, très minuté. Et savoir six mois à l’avance que je suis en tournée dans telle ou telle ville, c’est angoissant et embêtant par rapport à la vie de famille, des tournages de films que je dois refuser, etc. Je ne peux quand même pas emmener ma fille en tournée ! Et pourtant, une fois sur scène le soir même, c’est le bonheur.
Interview : Sophie Rosemont
Photographie : Claude Gassian
EXTRAIT DEDICATE 29 – Automne-Hiver 2012/2013