Oubliez le critique littéraire un peu austère (et souvent détesté), le journaliste ténébreux qui passait à Campus. Avec son 5e roman, “Fraternité”, Marc Weitzmann, confirmant si besoin un talent inouï, nous invite à faire un voyage colérique et salutaire.
Il s’agit d’accompagner Francis Beskovetchny qui, à regret, abandonne New York pour 48 heures de plongée suffocante dans une banlieue française irrésolue et “s’emporte”. “Fraternité” ou bienvenue dans la fin des illusions et l’absolue nécessité de fuir enfin le monde de ses origines – même si c’est impossible!
Marc Weitzmann rompt sensiblement avec ses romans précédents bien qu’il dresse encore une fois le portrait d’une famille juive décomposée, qu’il nous parle encore de l’essentiel : quel est le prix à payer pour se sentir au monde ? Ici, point de matériaux autobiographiques téléphonés mais un travail d’entomologiste sur ces années de plomb que fut la vie au milieu de parents déclassés et persuadés d’être sur le bon chemin ; point de linéarité dans le récit mais un condensé de pensées enchevêtrées, entre aller et retour, entre j’y vais et j’y vais pas, comme en pleine fureur, celle de Francis qui, dans le taxi qui le mène de l’aéroport à la maison familiale à Bobigny, se demande pourquoi il est revenu.
Son père vient de mourir. Et toute la famille est passée en revue. Au scalpel. Avec une précision de biologiste – tiens, c’est justement son métier. Son frère, perpétuel avocat d’office, a toujours été le préféré : lui seul aura repris le flambeau du social, du peuple, lui seul est un “bon gars”. Son oncle, arriviste de première, est parti s’installer à Tel-Aviv : celui-là, au moins, a réussi à fuir… Il faut dire que Francis, très tôt, a douté de cet univers de la pauvreté volontaire, des utopies communistes, de la morale fataliste qui consiste à croire “aux lendemains qui chantent”. Francis se dit vu comme un renégat, qui déteste cette famille persuadée d’être du bon côté (celui des “bons”) et il s’en veut de parfois s’émouvoir sur les compagnons de son enfance, sur ces paysages de pure désolation d’où s’élèvent quelques fumées comme dans ce passage du “voyage aux enfers” au début de “L’Odyssée”. Où est l’usage ? Où est la raison ? À force de ressassements (on est moins ici chez Thomas Bernhardt que chez un praticien de Flaubert tant l’écrivain ne prend jamais parti), Francis finit par découvrir qu’on n’échappe que difficilement à l’endroit d’où l’on vient, qu’il aurait pu lui aussi devenir un délinquant, que la toxicité de la banlieue marque à vie son homme et que pour s’en défaire un peu, le temps d’apprendre à mourir dignement, il faut cesser de croire vouloir un jour changer sa famille.
Au bout de ces deux jours, Francis aura donc dit adieu à la France des idéaux historiques, à la sainte famille, aux bons sentiments, en une colère par nous seuls lisible, réservant aux autres, ses “frères”, le prix seul du silence. Un roman entre malaise et bilan générationnel. Assurément le plus grand texte de la rentrée.
Marc Weitzmann, “Fraternité”, Denoël, 2006
Texte : Philippe Di Folco
Illustration : Geraldine Georges
Extrait DEDICATE 10 – Automne 2006