« Vivre, c’est transformer l’expérience en conscience », écrivait André Malraux. Un adage que pourrait reprendre à son compte François Girbaud, le Dalaï-lama du jean qui, depuis quelques années anticipées, met sa longue expérience de « jeanner » au service du denim éthique.
En pôle-position sur le salon Denim by Première Vision, vous avez fait impression en exposant la machine laser mise au point avec Jeanologia…
On a juste voulu montrer que si les gars veulent continuer à porter des jeans bien sales, bien tachés, on peut désormais le faire avec moins d’énergie, moins de produits polluants et zéro chimique. Et tout ça, rien qu’avec un laser et un peu d’ozone… Ce n’est pas nouveau, le laser a été inventé il y a 10 ans. L’ozone existe même depuis 20 ans — on s’en servait pour blanchir les linges de maison dans les foyers où il n’y avait pas d’eau (en Inde, au Pakistan, au Maroc…) Mais on n’avait jamais pensé que la molécule de l’indigo alliée à l’ozone donnerait ce résultat ! Moi-même j’avais été très sceptique. Pourtant, je ne suis pas sûr de voir la différence entre un jean qui a été usé pendant 30 ans et un jean usé au laser puis assoupli à l’ozone. Le seul indice, ce sont les coutures qui ne sont pas usées… De toute façon, nous ne pouvons plus utiliser les méthodes à l’ancienne. Notre devoir est de prendre en considération le besoin des gens, mais aussi de la planète. Et je me bats pour ces besoins. Moi je parle d’industrie, je ne parle pas d’autre chose ! Je parle de 2 millions de workers, de problèmes de santé, de réchauffement climatique… Nous sommes tous concernés. Si l’industrie ne bouge pas, je ne vois pas alors comment on peut y arriver ?
Bien après le design et la gastronomie, la mode se doterait-elle enfin d’une éthique ?
En France, les gouvernements sont vraiment en retard ; quant aux consommateurs… Nous avons réalisé des tests d’étiquettes. Ce test leur posait trois questions : « Préférez-vous qu’il y ait marqué sur l’étiquette : pas de produits chimiques, moins d’eau dépensée ou moins d’énergie ? » A 99%, la première réponse est « pas de produits chimiques ». La deuxième est : « parce que ça peut affecter ma peau », ce qui est assez incohérent… Mais je suis confiant, on va y arriver… Nous sommes en train d’améliorer les scores, c’est-à-dire moins d’énergie, moins d’eau, moins de chimique, moins de souffrances. C’est désormais l’outil qu’il faut changer ; il ne suffit pas de faire défiler une mannequin sur un podium, ça c’est la partie de l’iceberg qui n’est certainement pas la plus intéressante…
La dernière génération de stylistes sortie des grandes écoles est-elle éco-sensible ?
Je ne sais pas… Je connaissais les créateurs des années 80, les Mugler, les Montana… Mais ils ont presque tous disparu. D’ailleurs, je ne sais pas ce que c’est que d’être « créateur de mode », je ne m’inscris pas dans la mode ! C’est sûr que je préfère voir arriver des créateurs avec une autre approche comme Alexander Kane, Alexander Wang ou Damir Doma, que des photocopieurs… La fin de Galliano signe la fin d’une ère. Nous étions arrivés au summum du Rien. Aujourd’hui, quand on pense que Chanel fait venir la banquise au Grand Palais pour qu’une poignée de rédactrices de mode aient un peu froid aux pieds… Et qu’aucun journal de presse n’ose critiquer de peur de perdre ses annonceurs… Ce monde-là ne m’intéresse pas. Moi je m’intéresse à la rue, je travaille avec le jean. Le jean, c’est 6 milliards de pièces produites par an, plus toutes ces « saloperies » qui sont sur les marchés, tout ce qui est recyclé, le vintage etc… Plus que la population mondiale ! Nous avons une énorme responsabilité. Il faut juste avoir le courage de le dire. Moi j’ai le courage parce que je n’ai pas fait du sandblasting (sablage), j’ai fait du stonewash…
Pourquoi ne pas avoir succombé vous aussi à la technique, aujourd’hui illégale et très controversée, du sablage ?
Parce que j’étais jaloux. J’ai inventé le « stonewash », je n’ai pas inventé le sablage… C’est Jean-Michel Signol (alias Chipie) qui a commencé à le faire à Carcassonne, même si ça n’a jamais été homologué. Je n’ai jamais pratiqué le sablage mais, aujourd’hui, je peux vous dire que c’est la chose la plus belle qui n’ait jamais été faite, c’est d’une telle précision, on frôle le chef d’œuvre ! Maintenant, c’est interdit. Pourtant, quand on voit tous ces gens travailler avec des mouvements répétés et des tendinites à la clé, c’est à peine si on se dit « Pfff, ce n’est pas grave, ce n’est que de l’humain ! » Je vais vous sortir les violons… J’ai travaillé à la chaîne, je sais ce que c’est. A Mazamet, je travaillais sur des peaux de cuir avec du pigment, j’étais dans une cave avec un ventilateur, je ne voyais pas le jour ; je peignais au pistolet de magnifiques couleurs très mode… Je suis parti au bout de 3 mois, mais les copains qui sont restés, ils sont morts à l’heure actuelle…. ça s’est toujours passé comme ça, il faut arrêter toute cette hypocrisie ! Premièrement, toutes les marques ont pratiqué le sablage et aujourd’hui font semblant de rien. On sait tous que lorsque les gens du sanitaire arrivent, on branche la machine ; quand ils s’en vont, on débranche la machine… Deuxièmement, toutes ces machines utilisées pour pratiquer le sablage sont les mêmes qui servent au ravalement des villes. C’est le même compresseur qui ravale les immeubles et les jeans ! Alors pourquoi les politiques laissent-ils faire dans les villes et l’interdisent sur les jeans ?
Etiez-vous déjà conscients des risques encourus dans les années 1980 ?
On était tous conscients ! Moi dans les années 70-80, j’ai mis de la chlorine, j’ai mis tout ce que je pouvais trouver qui pouvait détruire, déchirer le jean, je n’ai pas eu peur ! Nous suivions le chemin des sixties, nous avons marché avec les mouvements socio-culturels… Il y a eu le punk et les jeans déchirés, il y a eu le paupérisme, les japonais… Il y a toujours eu cette volonté de détruire la matière.
Êtes-vous sensible au gaspillage et à la surconsommation ?
Quand en l’an 2000, après 16 ans de bataille, j’ai réussi à faire entendre au consommateur américain : « We have to work on the need on the people », j’étais assez fier de moi. Une compagnie corporate était désormais obligée de réfléchir aux besoins, c’était une victoire. Evidemment, aujourd’hui a-t-on besoin d’avoir 5 jeans dans son placard ? Quand tu vois Kathy Holmes, Lindsay Lohan et toutes ces nanas porter un jour un patte d’eph, un skinny, c’est un peu con comme consommation, j’ai l’impression de regarder mon travail défiler des années 60 à nos jours !
Combien de temps vous faudra-t-il pour imposer les nouvelles techniques laser + ozone dans le monde ?
Très peu de temps ! Aujourd’hui 10% de la production mondiale utilise déjà nos techniques. Avec le laser, on délave 120 jeans à l’heure. Certes, la machine coûte 170 000 $ mais un délavage à la main coûte 12$ ; à ce rythme, vu qu’on produit 6 Millions de jeans, la machine est vite amortie. Je n’y croyais pas mais j’ai pu le constater cette semaine… Je me suis rendu à Los Angeles dans une laverie qui produit pour de grosses marques internationales. Dans la salle des machines, j’ai pu y voir 4 machines laser… L’industriel m’a avoué faire la majorité de sa production au laser mais il les cache à ses clients car ils n’aiment pas le laser…
Pourquoi ces réticences si le laser + l’ozone c’est économique, écologique et philanthrope?
Certains designers préfèrent encore que ce soit fait à la main, ils se disent que c’est plus « authentique »… Pendant ce temps, des milliers de travailleurs s’esquintent la santé. Sans parler de l’épuisement des ressources de la planète. Regardez, si on produit 6 milliards de jean avec les techniques de délavage actuelles, on consomme 420 millions de mètres cube d’eau, c’est aberrant. On sait qu’un habitant vivant à Paris consomme 80 Litres d’eau par jour, tandis qu’un habitant à Bombay consomme 8L d’eau par jour alors qu’ils sont 1,3 Milliards d’habitants. Ils voudront plus… Nous, nous sommes 10 Millions et nous voulons 80L par personne, on ne pourra plus continuer comme ça. Il faudra qu’on change nos habitudes. On sait très bien que la prochaine guerre c’est l’eau alors commençons à l’économiser dès maintenant.
Et le jour où les consommateurs ne voudront plus de jeans délavés… ?
Hé bien je ferai du « Wattwash » ! Le « Wattwash », c’est fantastique ! On réinvente le tissage rien qu’avec ce laser qui passe à la vitesse de la lumière et qui vient mordre sur le fil d’indigo… Or, depuis que la terre est terre, on ne connaît pas beaucoup d’armures textiles (12-15 maxi…). Là, sur un twill, on va pouvoir mettre 1 canevas, sur un prince de galles, 1 twill, sur un chevron 1 prince de galles ..etc On peut faire tout ce qu’on veut avec le laser : de l’usure, du dessin, de la reproduction textile, de l’écriture, on peut le faire à plat ou sur mannequin ; c’est tri-dimentionnel ! ça ouvre pour votre génération de multiples possibilités. Je laisse supposer que dans le futur avec le software et la nanotechnologie, on va arriver à des choses absolument extraordinaires…
Interview : Marlène Van De Casteele
EXTRAIT DEDICATE 26 – Été 2011