Visionnaire jusque dans l’art de fêter ses 20 ans, le label britannique Ninja Tune n’a prévu ni bougies, ni rétrospective mais l’édition de nouveautés combinée à une tournée d’envergure internationale. Considéré à ce jour comme un modèle de réussite, Ninja Tune a légitimé sa place de label indépendant sans jamais déroger à ses valeurs d’ouverture d’esprit, de créativité et d’éclectisme et ce en dépit d’une industrie au bord de l’asphyxie.
Dj Food alias Kevin Foakes feuillette pour nous quelques pages de l’histoire de Ninja Tune, que les puristes reconnaissent aujourd’hui comme un précurseur du mouvement trip-hop et abstract hip hop.
Tout d’abord, d’où vient le ninja ? Qui sont les ninjas ?
C’est une histoire qui remonte à l’époque de Coldcut, à l’époque de leur tournée au Japon à la fin des années 80. Sans se consulter, ils ont acheté tous les deux des objets avec des ninjas, l’un un cahier de coloriage je crois et l’autre regardait un film de ninja dans sa chambre d’hôtel. Quand ils se sont retrouvés, ils ont partagé leurs découvertes et cela leur a semblé évident : ils venaient de trouver l’identité de leur futur label ! De manière générale, je pense que le japon est une source d’inspiration très forte. Difficile de ne pas revenir imprégné par cette culture, surtout quand c’est votre première fois, là-bas.
D’où vient le nom « Dj Food » ?
Il a une signification très simple, si vous inversez les mots cela donne « nourriture pour dj ». Dj Food a commencé comme un collectif de personnes gravitant autour de Coldcut. À cette époque, légalement ils ne pouvaient plus enregistrer sous le nom de Coldcut, ils ont donc dû penser à un autre nom. Ils ont pensé à la nourriture, aux aliments, « aliments pour Djs » leur a semblé approprié car ils commercialisaient des disques de breakbeat, destinés aux battles. Cela a pris de l’ampleur, aujourd’hui c’est devenu un véritable projet, avec des sessions studios, des musiciens… une sorte d’orientation artistique même.
Quel serait le rapport entre l’esprit « ninja » et le label selon vous ?
Ninja Tune attire les gens qui ont le même esprit, les gens qui ont plusieurs talents, plusieurs casquettes, des gens qui s’ennuient facilement, qui n’aiment pas rester là à ne rien faire, qui n’aiment pas être brimés par des règles ou des lois…. Je n’essaye pas de dire par là que c’est une sorte de refuge pour SDF mais il y a vraiment des artistes hors normes comme, par exemple, Scruff ou Kid Koala. Personne ne fait ce qu’ils font et c’est ce que « ninja » représente pour nous : une façon unique de faire de la musique.
Vous avez également un rôle en tant que directeur artistique chez Ninja Tune, pouvez-vous nous en parler ?
Tout à fait ! Je viens justement de finir le coffret anniversaire pour les vingt ans du label contenant six CD de remixes et d’inédits, six maxis de nouveaux morceaux, un livre et un poster. Rien que pour le livre, il m’a fallu 6 mois de travail ! J’ai vraiment consacré mon énergie à cela cette année, je n’ai produit que deux tracks, dont un qui sort sur la compilation anniversaire.
Est-ce difficile pour vous de compiler les deux activités, musique et design ?
Non, pas du tout. C’est plutôt une bonne chose même, c’est un équilibre. Quand je suis fatigué ou ennuyé par l’un, l’autre discipline revient meubler mon emploi du temps !
Pour l’anecdote, racontez-nous quels ont été vos débuts au sein de Ninja Tune…
Quand j’étudiais le graphisme à l’université, nous organisions des « Chill out parties », chez nous ou dans des squats. Ce dont nous avions alors le plus besoin était les visuels, car les gens ne dansaient pas, ils se posaient et écoutaient le son. Je connaissais Mixmaster Morris d’Irresistible Force et lui connaissait Matt Black de Coldcut, qui était Dj et Vj. Je l’ai appelé en lui disant que j’étais fan de Coldcut depuis leur première sortie et lui ai proposé de jouer à une de nos soirées. Il est donc venu, a adoré la soirée, l’ambiance, la musique et m’a invité dans son émission de radio. C’est ainsi que j’ai commencé à m’investir pour le label, à rencontrer des gens notamment son partenaire de Coldcut, Jon. Très peu de temps après notre rencontre, ils ont commencé à chercher un graphiste. Je venais juste de terminer l’université, donc je leur ai proposé mes services. J’ai commencé à dessiner un ninja, ils ont bien aimé et m’ont demandé si je voulais en faire d’autres. C’est ainsi que je suis rentré dans le label comme Dj mais aussi comme graphiste. J’ai été très chanceux, évidemment j’ai travaillé dur aussi mais je pense que je me suis trouvé vraiment au bon endroit, au bon moment avec les bonnes compétences !
Quel a été votre sentiment la première fois que vous avez entendu des productions de Ninja Tune ?
Je connaissais Coldcut depuis leurs débuts, ils étaient parmi mes producteurs favoris. À cette époque, je n’avais pas vraiment d’argent pour m’acheter mes propres disques mais je me souviens m’être acheté le premier album de Dj Food à sa sortie. J’étais au courant de leurs dernières productions comme j’étais conscient de leurs influences, de leurs références, on faisait partie de la même génération : celle du hip hop sans MC et du jazz, bien évidemment.
Avec du recul, que pensez-vous de l’évolution du label ?
Je suis tellement impliqué dans le projet que c’est dur de vraiment prendre du recul. Je peux juste prendre des covers au hasard et vous expliquer leurs histoires, ce qui m’a inspiré ou comment je les ai faites. C’est aussi tellement lié à mon histoire personnelle que j’ai bien peur de n’être que très subjectif !
Vous incarnez justement l’esprit créatif du label, quelles sont vos inspirations ?
Mes inspirations ? Je ne sais pas, cela change tous les jours : la musique, l’art, le design… Je pense que le web m’inspire vraiment aussi, j’adore rechercher et lire sur ce que je ne connais pas du tout. Mes trucs préférés, ce sont les dépôts ventes ou les puces et pour moi internet c’est un peu pareil, on ne sait pas sur quoi on va tomber. Des fois, tu ne trouves rien mais des fois tu trouves des trucs géniaux. C’est de la curiosité et il y a cet esprit curieux chez Ninja Tune. Même les personnes qui travaillent pour Ninja Tune mais qui ne sont pas des artistes savent faire plusieurs choses : des films, des peintures etc… Je viens juste d’apprendre que la personne qui s’occupe des droits d’auteurs a fait plusieurs vidéos pour Ninja Tune et je ne le savais même pas !
Si vous deviez nous révéler la recette du succès de Ninja Tune ?
Je ne sais pas, ça arrive par surprise, je me rappelle il y a dix ans quand on a fêté le 10ème anniversaire de Ninja Tune et j’ai l’impression que c’était il y a tellement longtemps, tellement de choses ont changé entre temps, aussi bien la musique que le label. Je ne sais pas, les gens viennent travailler chaque matin et on a des albums supers faits par des artistes incroyables ! (rires) Ça n’a pas toujours été aussi incroyable tous les jours, c’est comme tout il y a des hauts et des bas. Je peux citer comme exemple un artiste comme Bonobo qui joue ce soir à Paris, il est maintenant l’artiste qui a le plus vendu sur le label, et personne ne s’attendait à ça quand il a commencé ! Il venait du Label « True Thoughts » à Brighton, et maintenant il en est à son quatrième album, il est génial… C’est fou tout ce qui s’est passé ces 10 dernières années !
www.djfood.org www.ninjatunexx.net
Propos rapportés par Pauline Levignat, recueillis par Rachel Sfez
Aurélie Florent et Mathieu Sauer / Société Knightworks
EXTRAIT DEDICATE 24 – Automne 2010