ARCADE FIRE, LE FEU SACRÉ.
Le nouvel album du groupe Arcade Fire était attendu comme le messie. Quatrième opus des canadiens, “Reflektor” fait suite au récompensé “The Suburbs”, album de l’année aux Grammy Awards 2011 & chef d’oeuvre incontesté du groupe à ce jour. Tout demeure suggéré; si l’émotion prime, l’énigme reste entiére.
Quand Win Butler quitte la banlieue de son Texas natal pour étudier au Canada à l’Université Mg Gill, il ne sait pas encore qu’il y rencontrera sa future femme Regine Chassagne, avec qui il fonde la première mouture du groupe Arcade Fire au début des années 2000. Il ne se doute pas que près de 10 ans plus tard, il fera du souvenir de ces années d’adolescence mornes et ennuyeuses la toile de fond de tout un album, The Suburbs”, grand disque gorgé de désolation et de nostalgie. Quand l’aventure Arcade Fire débute, le premier album du groupe est marqué par le sceau du deuil. Pastoral et pourtant euphorique avec ses refrains épiques chantés en chorale, “Funeral” est acclamé à sa sortie et sera suivi d’une tournée semi-païenne. Les concerts du groupe sont alors comme de grandes messes où l’on célèbre la vie en chantant à tue-tête, en déplorant la mort dans une euphorie béate, en communion totale :
– sur scène où chaque membre du groupe joue et s’échange plusieurs instruments, et dans la salle où le public est en transe -. L’album suivant, “Neon Bible”, conforte l’aura mystique du groupe, adulé par ses pairs, David Bowie et Bono en tête. Mais c’est avec “The Suburbs” que Arcade Fire connaît la consécration ; concert au Madison Square Garden filmé par Terry Gilliam, moyen métrage réalisé par Spike Jonze, 1ère place des charts américains et anglais, meilleur album international aux Brit Awards, tournée triomphale… On imagine alors le groupe en futur U2 providentiel. Pourtant, l’intégrité artistique des membres de Arcade Fire semble les empêcher de franchir ce cap, de briser la chrysalide. Pas de tube radio, pas de clip pour les chaînes de télévision (en remplacement, des vidéos interactives pour le net réalisées par leur ami canadien Vincent Morrisset). Au grand dam de l’industrie musicale, Arcade Fire a choisi de rester avant tout un groupe indie, indépendant au sens noble du terme ; libre de ses choix, sans concession, extérieur à toute pression pécuniaire. Les fans apprécient ; le groupe peut conférer au culte en toute sérénité. C’est dire si leur nouvel album était attendu.
Depuis plusieurs mois, le nom de James Murphy en tant que producteur circulait au sein de la communauté du feu sacré. Murphy, après avoir dissous LCD Soundsystem – mais toujours patron du label novo disco DFA – allait-il formater Arcade Fire ? Ou bien contribuer à mystifier le groupe toujours un peu plus ? Réponses ici-bas.
“Reflektor” est un disque titanesque, un double album aux thématiques réfléchissantes, qui évoque deux grands sujets universels ; l’amour et la mort. Disque monstre mais jamais monstrueux ou pompier, “Reflektor” sait jouer l’ardeur et la corde sensible tout en évitant l’emphase.
Autour du mythe d’Orphée et d’Eurydice (représentés par une sculpture de Rodin sur la pochette), Win Butler chante le paradis et l’enfer (“Afterlife”), la vie et la mort (“Reflektor”), la réalité et l’illusion (“Flashbulb Eyes”), le jour et la nuit (“Here Comes the Night Time”), l’idée que l’on a de soi et l’image que l’on renvoie (“Normal Person”), les voix que l’on entend et celles que l’on croit entendre (“Joan of Arc”) et d’autres antagonismes encore. Pour autant les textes ne s’embarrassent pas d’analyse psychanalytique. Le sujet ici est un écrin parfait pour le lyrisme si propre au chant de Win Butler ; écorché, à fleur de peau. Tout demeure suggéré ; si l’émotion prime, l’énigme reste entière. Chacun pourra projeter ce qu’il voit ou imagine voir de l’autre côté du réflecteur. Autre dualité, bipolarité qui méritait à elle seule d’être distillée sur un double album :
les compos sont dansantes et rock à la fois, mais aussi énergiques ou intimistes, selon les faces d’une même pièce (maîtresse). Ainsi, peu de temps morts sur la part one, qui fonce à cent à l’heure toutes guitares dehors, avec son florilège de beats disco déviants, de rythmes caraïbes, d’arpéges fleuris, de dub et de punk rock incisif. D’abord imaginé en Haïti (Régine y a passé une partie de son enfance et le groupe s’y rend régulièrement pour aider la population depuis le tremblement de terre de 2010), l’album s’est concrétisé lors d’un séjour en Jamaïque, où Arcade Fire installe son studio d’enregistrement dans un château abandonné. La sorcellerie locale et les effluves des sound systems avoisinants influent ces sessions, qui se matérialisent ensuite complètement à NY. De cette profusion d’influences, de ce chaos, émotif et physique à la fois, on retient avant tout la maîtrise ; jamais le groupe ne se perd dans les tribulations de James Murphy, qui apporte aux chansons souffle et modernité sans jamais les trahir. Murphy est arrivé tard dans le processus de production et trouve sa place en jouant le rôle de conseiller et ange gardien des synthés ; un peu voodoo mais discret. Sur la part two, l’ambiance est spectrale et l’on sent davantage l’influence de Markus Dravs, autre coproducteur du disque croisé sur “Neon Bible” et “The Suburbs» déjà – et chez Björk souvent -. Les morceaux s’étirent, s’étiolent, Orphée et Eurydice expriment leur amour au grand jour, échappent à l’enfer et suivent leur chemin de croix. Bientôt Orphée se retournera; et Eurydice de regagner les abîmes, comme dans la légende.
Ce deuxième disque est plus aéré, plus électronique («Porno» et sa production moite qui renvoie au meilleur de Depeche Mode), mais surtout plus mélancolique. Ceux qui aiment Arcade Fire pour leur brasier romanesque jubileront. On croise beaucoup de fantômes sur cet album; Bowie bien sûr – choriste discret sur le single “Reflektor” mais spectre considérable tout le long du disque – et encore The Clash, Morrissey, les Pixies, Los Bravos, Giorgio Moroder ou Roxy Music. Leurs influences sont palpables sur bon nombre de titres. Pour la session rythmique, James Murphy a ressuscité le New York no wave de la fin de années 70, quand la pop se tournait vers le dancefloor sous l’impulsion de ESG ou des Talking Heads. Loin de se fourvoyer dans une production électro rock, “Reflektor” sait jouer en finesse ; les arrangements sont subtils, on danse davantage ici pour se réconforter que par hédonisme pur, le tempo s’accélère souvent mais sait décélérer quand l’émotion (re)prend le dessus.
“Reflektor” est une oeuvre magistrale mais humaine, plutôt que surhumaine – et c’est tant mieux -. Sur une des chansons, Win Butler chante : “If there’s no music up in heaven, then what is it for ?”. Sans Arcade Fire, que serait en effet le paradis, sinon l’enfer ?
Texte: Philippe Laugier
Photographie: Anton Corbijn & JF Lalonde