Bercé par l’univers du skateboard, la vague hip hop des années 90 et biberonné au graffiti, Etienne BARDELLI s’est fait les dents en pratiquant la rue pour devenir AKROE.
Artiste émérite aux graphismes minimaux où la forme prend tout son sens au travers d’une approche bien plus sensible que raisonnée. Acrobate, virtuose de l’espace dont il se joue d’un maniement habile et décomplexé, il passe aisément de la galerie à l’épave d’un train. «Travailler avec l’espace c’est avant tout une manière de se confronter à la réalité ou de bouleverser le réel, le faire basculer.”
Présentez-vous en quelques mots.
Etienne Bardelli, je suis artiste et designer graphique.
Comment passe -t-on du graffiti, Street Art à l’Art dit Contemporain ? Peut-on évoquer une réelle dissociation entre les deux ?
Oui selon moi il y a une différence, sur le plan du discours principalement. Le graffiti ou le street art sont des formes d’art collectives. Les artistes de ces scènes ont rarement un discours, ou un univers vraiment personnel. Il existe une sorte de message collectif empreint d’opposition au système, et ces artistes oublient un peu leur propre point de vue dans ce combat. On s’étonne d’ailleurs souvent du caractère démagogique du street art, voir misérabiliste. En réalité je ne pense pas que les street artistes soient si concernés par les sujets qu’ils revendiquent. C’est l’effet qui est recherché, le choc. Et puis il y a cette part d’enfance de l’art pour certains, un passage. Parmi les artistes contemporains français les plus réputés beaucoup se sont fait connaître étant jeunes au travers de leurs graffitis. Mes acolytes du graffiti me disaient souvent que j’étais un “artiste”, non parce que j’étais doué, mais parce que je me prenais la tête. Je refusais de peindre de manière conventionnelle au risque de devenir fou. Je peignais à l’envers, sur le sol, dans les angles ou sur des volumes, et je préférais passer des heures à chercher un mur convenable plutôt que de m’inscrire dans de grandes fresques traditionnelles ennuyeuses. Je n’ai pas vraiment eu l’impression d’appartenir au mouvement graffiti même si je l’ai traversé et que sa pratique m’a influencé. J’y ai entretenu une certaine distance plus ou moins consciente. De plus j’ai toujours été sensible au travail des artistes visuels, contemporains ou non, au langage de la forme, et attentif aux discours qui accompagnent les oeuvres. Mais ce sont principalement les expériences en galeries et avec les institutions qui m’ont permis de prendre une nouvelle direction. J’ai cherché à reproduire l’émotion que j’éprouvais à l’extérieur, lorsque je peignais dans des «no man’s land”. Forcé à prendre du recul et à comprendre pourquoi j’agissais ainsi, je suis parvenu à trouver de nouveaux moyens pour m’exprimer.
Il y a dans l’image que l’on se fait du street art, une dimension rebelle. Lorsqu’on a débuté sa carrière d’artiste par le graffiti, garde -t-on cette âme de révolutionnaire , hors la loi ? Et si oui, Comment ?
J’ai grandi dans ce mouvement qui s’auto-proclamait alternatif, dans l’opposition. En réalité c’est assez paradoxal car le graffiti est un mouvement rassurant, à l’esprit collectif, plutôt scolaire et bien moins rebelle qu’on ne l’imagine. Dans l’action peut être, mais pas vraiment dans la forme… J’ai depuis toujours été attiré par le coté négatif des choses qui est très souvent à la source de mon travail, même si ce n’est pas forcément perceptible dans le résultat. Le graffiti m’a appris à construire en détériorant. Je suis séduit par certaines formes de dégradation et non pas celles qu’on imagine. L’architecture et l’industrie ont souvent des aspects décadents selon moi. Je perçois l’exagération dans la production comme quelque chose de destructeur, voir de débile. À l’instar du tagger qui produit à l’excès, sans raison, de façon systématique, jusqu’à tout pourrir. L’industrie agit de façon similaire, irraisonnée et impulsive. Et l’architecture a souvent montré sa frénésie et son irrationalité au travers de constructions récentes et d’ores et déjà en ruines.
L’espace semble être un élément central et moteur de votre démarche artistique, qu’il s’agisse d’une rue, d’un mur, d’une piscine… Quelle part joue-t-il dans votre processus créatif ? L’appropriation d’un lieu et de son architecture sont-elles essentielles ?
Travailler avec l’espace c’est avant tout une manière de se confronter à la réalité, ou de bouleverser le réel, de le faire basculer. J’ai souvent peint et travaillé en extérieur. En tant que tagger, puis à la recherche de lieux spécifiques pour ma peinture. Entre 2002 et 2008 j’ai fait plusieurs roadtrips exclusivement pour trouver des lieux et peindre in-situ. J’ai produit une centaine d’oeuvres assez minimalistes dans des lieux atypiques et ainsi développé une approche assez instinctive du travail dans l’espace. Je pourrais théoriser à propos de la confrontation au réel dans les productions in-situ, mais mon approche est bien plus sensible que raisonnée. Elle reste malgré tout parfaitement explicable et je sais pertinemment ce que je recherche. Quand j’ai commencé à faire des expositions en galeries, je ne produisais que des installations en refusant la peinture. Ces oeuvres me restaient souvent sur les bras, trop grosses, invendables, instockables, et je m’en débarrassais. C’est ainsi que j’ai jeté des Donuts (de chambres à air de camion) dans un canal en belgique. J’ai abandonné des cônes en aluminium de 2m dans des cimetières. Mes expositions s’achevaient dans des champs ou au fond de zones industrielles. Le fait d’abandonner sa production a un sens particulier pour moi, même si j’en garde toujours une photo. C’est un acte radical et mélancolique, une forme de refus. Mon travail s’articule de façons différentes aujourd’hui, mais j’essaye de retrouver ces directions et cette même intensité avec l’espace, autant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Si je créais des toiles ce serait davantage pour les jeter ou les casser comme Steven Parrino par exemple, mais à ma manière…
Vous faites beaucoup appel à la forme géométrique dans vos travau x, simple, épurée, au graphisme minimal, expliqueznous pourquoi ?
J’utilise le graphisme auquel j’ai été formé. Il a beaucoup été utilisé dans l’industrie et l’architecture, comme dans la signalétique et le design produit. C’est une influence considérable. Utiliser une forme simple et la dupliquer dans un motif est un système emprunté au pragmatisme industriel. Minimal ou non, le graphisme est aussi un langage qui peut s’adapter à de nombreux domaines. C’est un médium très intrusif.
Et quel est votre objectif principal en tant qu’artiste ?
Profondément influencé par l’industrie, j’aimerais pouvoir produire aussi sournoisement qu’un industriel !
Votre évolution artistique vous a-t-elle amené à vous censurer ? Quelles sont vos limites ?
Je pense éviter la revendication, les lieux communs. Je refuse la facilité des discours téléphonés que je trouve ennuyeux et sans intérêt. Je suis bien plus intéressé par le discours infusé dans la forme, ou plus précisément quand la forme fabrique une sorte de sentiment et devient le moyen de communiquer.
]Parlez nous de vos projets ?
Je travaille sur un projet d’installation de plusieurs centaines de m2 pour le mois d’octobre. Un projet d’assiettes en porcelaine, de court-métrage, des commandes de graphisme et d’autres projets personnels.
Est-ce qu’un bon artiste est un artiste qui se vend ?
Un jour on m’a dit : “Vous êtes courageux, vous les artistes. Vous serez riches quand vous serez morts ! “
Que peut-on vous souhaiter ?
De ne pas mourir tout de suite ! Je n’ai pas encore eu le temps de travailler sur mon cercueil en aluminium teinté dans la masse.
Interview: Jessica Segan
Extrait de DEDICATE 30